Le mistral balaie les bois de hêtres et de sapins, donnant des ailes sur une piste aussi roulante qu’une allée de parc ; la blancheur et la régularité du chemin me permettent de l’avaler sans risque de pelle, entre chien et loup. Les nuages assombrissent la nuit déjà tombante. Arrivé à l’entrée du tunnel, l’heure est tardive. La découverte de la photographie, avec un appareil détective peu encombrant, m’a fait oublier le temps au fil des poses de la journée. Curieuse ironie des choses, les efforts passés à regarder, à recadrer, à capter la bonne luminosité et à régler la vitesse d’obturation me condamnent maintenant à ne plus guère voir, à être plongé dans l’obscurité. Sous prétexte de s’alléger, la lueur blanche de la fidèle lampe à acétylène fait cette fois défaut, et point de boîte de carbure de calcium oubliée au fond d’une sacoche. Seul, il serait de toute façon aussi malaisé à utiliser que le magnésium de la poudre à éclairs des photographes. Une bougie, des allumettes heureusement y traînent ; rendue malhabile et crispée par l’effort, ma main gauche les renverse malencontreusement dans une flaque de boue… Les portes du tunnels sont fermées à cause du vent. En les ouvrant, voici ma personne dressée debout face à un vide couleur d’encre, sans que l’on distingue aucunement l’autre extrémité. L’ancien chemin du col serait possible, consultée la fatigue s’y refuse : la descente serait ardue même avec des yeux de lynx. Ayant l’habitude de traverser la cavité chaque année, assez pour en garder un souvenir précis, mes pas s’y avancent, une main sur la potence. Au bout d’une vingtaine de mètres, mes sens sont rapidement désorientés. Le sol est parfois gluant, comme tapi de limaces, parfois il est assez empierré pour ne plus avoir à clapoter, au risque de buter le pied sur une tête de chat. Les souliers de cuir subissent un sort cruel, devenant spongieux, la semelle glissante. L’équipage dévie imperceptiblement vers les parois, butant sur celle de gauche, sur celle de droite. Mes cris et appels de trompe sont étouffés par la voûte. Me voici comme enfant somnambule, se réveillant à un endroit inconnu de la chambre, cherchant à traduire des sensations tactiles en reconnaissances spatiales, se repérant à tâtons entre évidences et surprises pour regagner un lit. Sur le chemin peut-être bien des découvertes fantastiques se feraient ! Les enfants semblent être plus habiles dans la perception de ces environnements : il y a de cela une vingtaine d’années, en 1879, la jeune Maria Sautuola remarqua avant son père, occupé par terre à ses fouilles, des « toros » rouges dessinés au plafond d’une grotte en Espagne, Altamira. Quelle émotion ce dut être ! Récemment, une nouvelle grotte ornée, la grotte de la Mouthe, a été découverte dans la vallée de la Vézère. Et pour faire une photo des gravures, Emile Rivière et Ch. Durand ont dû installé 150 bougies pour avoir suffisamment de lumière et exposer les plaques entre 5h et 6 heures ! Peut-être d’autres découvertes semblables se feront bientôt ? Combien d’œuvres d’art inconnues sous les terres jamais découvertes, à découvrir ? Combien ensevelies à jamais ? Quels animaux ? Des portraits humains ? Des ours des mammouths des bouquetins des aurochs des rennes des biches des rhinocéros des sangliers des lions des lynx des hyènes des renards des lièvres des loups des pingouins des chevaux des vaches des taureaux des hiboux des bœufs des bisons des cerfs élaphes des animaux fantastiques, inconnus, disparus, une licorne, des Vénus et un sorcier peut-être. Ils sont encore présents, au bord de quelques rivières sûrement, sans même qu’ils soient peut-être vraiment destinés à être regardés, regardant à peine ni celles ou ceux qui les ont dessinés ni nous. Aucune découverte ne sera cependant ici faite ce soir par mes soins, bien que quelques vulgaires inscriptions récentes de touristes doivent orner ces murs. Tout au plus pourrais-je imaginer trouver un gant tanné perdu lors d’un précédent passage, ou quelques clous abandonnés par les fers des chevaux. Point de troupeau ondoyant et dansant sur les murs à la flamme de la bougie ou de la lampe de grès, sinon sur une paroi intérieure quelque part au fond de mon crâne. D’ailleurs, d’où vient la lumière qui éclaire ces images à l’orée de la conscience ? Là s’y trouvent aussi le sourire de l’accorte hôtelière, le repas végétarien plantureux servi à toute heure, la chambre blanchie à la chaux du proche refuge et ces images me suffisent pour ne pas choisir de dormir sur place. D’autant que ma peau commence à frissonner avec l’humidité ambiante. Des chapelets de gouttes inondent par intermittence ma chemise de flanelle. À ce rythme, ce sont bientôt des baleines, des phoques, des dauphins, des saumons, des crocodiles, des otaries et des hippocampes qui vont prendre forme dans mes rêveries. Lorsqu’elles éclatent sur le sol ou une flaque, elles donnent de la profondeur sonore ; s’entend aussi le clapotis de la petite source au milieu du passage, c’est vers elle que mon œil intérieur se tend. Ne pas tomber est mon premier souci ; si ma monture venait à chuter, j’aurais du mal à vérifier son bagage. Ainsi progresse le bonhomme, arrivant de mieux en mieux à longer régulièrement la paroi sur sa droite, la raclant parfois avec le cintre, griffures plus que gravures, laissant des traces probablement inesthétiques qui feront rire demain. La source est enfin là ; son bruit fait fleurir la vision d’un cerf buvant aux creux de son anfractuosité, les ramures étalées. Prudemment, je l’imite, en profite pour passer sommairement le visage, les jambes et les bras à l’eau fraîche, plaisir épicurien. Mes pupilles sont grandes ouvertes. Le vol d’une chauve-souris dérangée m’effleure l’oreille. Ma lente marche, mon piétinement plutôt, continue. Soudain c’est un mouvement lointain qui attire mon attention, peut-être cette fois était-ce bien un oiseau, et m’arrêtant, scrutant, l’accommodation de mon regard découvre un demi ovale bleu nuit avec une étoile, puis plusieurs. Les flots de clairette du refuge illuminent déjà mon esprit. Il m’aura fallu 45 mn pour traverser 600m, lorsque le resplendissant spectacle se produit. Je pose ma monture contre la barrière qui protège de la chute dans le ravin. La variante nocturne de ce qui est apprécié dans ce lieu se renouvelle : au ciel nuageux, frais et ténébreux du Vercors quitté, l’espace s’est ouvert à une nuit douce et constellée côté Diois, la Voie lactée disparaissant derrière les courbes des montagnes. La maison cantonnière est encore éclairée, des éclats de voix s’en échappent, il est 22h30, l’accueil toujours cordial.
Dans le refuge, une soupière encore fumante trône sur une table, ainsi qu’un pain complet de campagne provenant de Grimone, via le marché de Die. Côté manche du couteau qui le tranche, un homme dont l’accoutrement de poussière ressemble à celui d’un chemineau, sa profession est rémouleur. Sa femme lui fait face. Ils discutent gaiement de leur tournée, parfois ils fredonnent des airs de chansons. À une autre table, une énorme casquette et d’imposantes lunettes caoutchoutées traînent avec des cartes Tarides ; jeté sur une chaise peu loin un cuir à fourrure malgré le mois de juillet. C’est un chauffeur de voiturette, il a pu monter jusqu’ici sans avoir de panne. Près du feu, l’hôtelière discute avec sa belle-sœur. Sur un comptoir, une bouteille de clairette entamée et des verres vides. La salle à manger est éclairée par le foyer de la cheminée et une lampe à pétrole. Elle est séparée de la cuisine par un corridor, les chambres sont à l’étage, une remise et une écurie sont attenantes au refuge. Lorsque la porte s’entrouvre, chacun regarde pour savoir quel type de naufragé de la route va entrer. Les pieds boueux, crottés, les cheveux et la moustache humides, vêtu d’une chemise propre et d’un pantalon en lin rapidement enfilés, il avance de deux pas, ébloui par la lumière, avant de saluer de son chapeau. Habitué des lieux, c’est avec le sourire qu’il est accueilli par la maîtresse de céans. Elle lui dresse rapidement une table, lui sert un verre de clairette, lui propose de composer un menu avec ce qu’elle peut. Maintenant assis sur une chaise, quelques lichettes de vin bues, les avant-bras appuyés sur le rebord de la table, baignant dans l’odeur mélangée du feu de bois, de sa propre sueur et de l’eau de Cologne avec laquelle il s’est frictionné avant son entrée, son estomac aussi vide que le tunnel qu’il vient de traverser, il ressent une marée haute de fatigue le recouvrir. Elle l’enrobe comme une pluie fine, un petit grain, une bruine, et vient entourer le vide de son estomac qu’il ressent comme un ballon à la fois recroquevillé et prêt à bondir. S’il n était retenu par le reste de son corps, messer Gaster s’en irait rouler au milieu de la pièce, visible par tous, et aboierait. Malgré le fait de saliver à la vue de fruits dans un panier, le nouveau venu garde toutefois la contenance qu’il se doit et le port altier. Aussi au chauffeur, il assure n’être pas fatigué, tout au plus rassasié de grand air et d’images. Mais défilent dans son esprit, après les fresques pariétales dans le tunnel, toutes les peintures de nature morte que sa fréquentation de peintres lui a fait connaître.. Pain et gigot d’agneau de Cézanne a ce soir sa préférence. Cela contredit son récent parti pris au profit d’une alimentation végétarienne, avec grand profit car il prend alors autant plaisir à la rompre qu’à rompre le pain.
J’ai adoré cette traversée du tunnel, le corps y est totalement, le ressenti dans lui qui lit, la peur, l’obligation de prudence, puis le corps arrivé dans le confort. C’est très sensuel et si parfaitement décrit pour un partage maximum. Merci.
Merci de votre lecture :-). J’en profite pour glisser un lien vers ce qui m’a inspiré au détour d’une rue, l’artiste Lasco, qui fait sortir l’art pariétal des grottes vers les murs de la ville.