C’est au milieu de la foule que ça s’est passé. J’avais rejoint le groupe avec Ana, on avait rendez-vous en fin d’après midi à la sortie du métro Providencia. J’étais là avec eux quand j’ai senti que je n’étais plus là. Il y avait Seba et ses pancartes fraichement peintes ; Maria avait rameuté des élèves de troisième année ; il y avait Claudia et son copain qui commençaient déjà à se disputer. L’air était explosif, ça sentait même l’odeur piquante du drame à venir. Le ciel était rouge, les hommes portaient des sacs à dos plein de Molotov, des foulards étreignaient les cous prêts à être remonté. La chaleur baissait à peine, les peaux luisaient. C’est là que mon esprit s’est détaché. Sans doute la chaleur et le bruit réunis. Je sentais tous les mouvements et mon immobilité, j’entendais des voix qui s’écoulaient à mes côtés avec la monotonie d’une radio. Je ne pouvais plus avancer, suivre le même chemin que les autres. Agir ou regarder, appartenir ou être utilisé ? Être là et observer les deux forces antagonistes en action. Être là et se demander si l’on est au bon endroit. Si le chemin qui a mené là est le bon. La foule est dense, fermement divisée en deux, au fond des hommes protégés par leurs casques et leurs armes ; devant, la sueur sur les chairs brunes, l’illusion d’un autre monde qui pointe dans les regards. Deux forces qui tirent chacun de leur côté, deux forces qui s’affrontent et se haïssent. Le peuple étranglé, assoiffé, terrorisé, l’état, qui impose la loi à travers les bras de ses hommes. Les manifestants travaillent pas à pas leurs avancées. Les policiers font mur, un bloc contre l’autre, une protection contre les menaces, les agressions. Je suis là et je mesure les forces en puissance. Ce n’est pas là où ma mère m’a déposé ; ce n’est pas là où j’ai fleuri ; c’est là où je me trouve et la ville brûle. Comprendre la colère, comprendre la loi, se réclamer de la joie. Maintenant que ni père ni mère ne font plus le lien à la terre nourricière. Je me sens exactement où je dois être. J’appartiens aux deux camps, je n’appartiens à personne. Je ressens ce que chacun peut sentir, mais je n’ai pas d’opinion propre. Est-ce un crime que de ne pas prendre parti ? Se demander si l’on est au bon endroit. Encore faudrait-il pouvoir choisir de se décaler. Choisir la nuance quand la ville tremble et s’enflamme. Ici, je suis submergé par la présence des autres, j’en suis remplis, j’écoute et je ressens. J’avance et je recule, pris par toute cette énergie du dehors. Mes yeux regardent de tous les côtés, mes yeux piquent, mes yeux pleurent. Si loin de mon désert au ciel pur et à l’horizon lointain. Santiago est une île surpeuplée où s’affrontent les courants jusqu’au rivage. Santiago est un bloc de granit, Santiago est verticale. Et si je suis bloqué au bas du mur, je n’ai d’autre chemin que celui de grimper. Santiago est une île surpeuplée d’où l’on ne peut s’échapper, qui nous oblige à choisir un chemin ou un autre, alors où est la liberté tellement revendiquée?
Je trouve ça très beau. Très beau très juste très difficile. J’en voudrais encore. C’est la langue qui est belle, la langue qui essaie de dire au plus juste quelque chose de vraiment difficile (partant de ce moment de dissolution qui est aussi épiphanie).
l’électricité dans l’air… j’adore