comment parvenir à ce que l’œil écoute, que toucher et goûter ne soient qu’un, qu’un style soit [sa] voix et que cette voix soit elle aussi la [nôtre] qui ne lui ressemble en rien, qu’elle soit celle des « ondes et des bois » ¹ et quand je dis « bois » j’écris « bois » et je vois le bois qui s’épaissit s’assombrit des ronces s’entremêlent en un enchevêtrement d’épines serrées qui piègent mon cerveau lequel n’émet plus que des signaux probablement inintelligibles l’œil écoute le signal quand je bute sur une souche d’arbre ou sur un arbre carrément déraciné qu’un coup de vent un peu plus fort que les autres pendant un orage aura renversé arraché ou la neige peut-être une neige dense qui alourdit le silence et rend cotonneuse la boîte crânienne les racines mises à nu dissimulées sous une couche épaisse d’incompréhension comme deux hémisphères l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche l’œil droit et l’œil gauche reliés à un hémisphère unique on voudrait ouvrir les yeux mais un éclat m’en empêche je veux ouvrir les yeux mais rien au-delà de l’intérieur pourpre de mes paupières fermées on dit que c’est la faute au rayon lumineux qui traverse la chambre après avoir percé la vitre le carreau le rideau le mur et par ricochet retourne dehors d’où vient la lumière me laissant les yeux blancs comme dans ce couloir au revêtement imperméable dont les plinthes remontent de quelques centimètres pour en faciliter l’entretien jusque dans les moindres interstices je me suis retrouvée éblouie sous une lumière crue la même qui empêche aux yeux de s’ouvrir le matin quand un rayon lumineux pénètre dans la chambre alors que la nuit était tombée sans qu’on l’attende rideau l’espace se rétrécit oppresse sa poitrine étreint son crâne son regard se fixe sur une chose intérieure le champ s’étend à perte de vue jusqu’au ciel d’acier le cœur ne suffit plus il s’écroule sur le sol lourd qu’est-ce qu’il m’arrive il suffoque le paysage alentour devenu trop grand se vide rapetisse l’esprit perdu sous une étendue de ciel gigantesque la terre tourne posée au bord d’un trou noir les images d’une vie défilent elles émergent de cette obscurité soudaine rideau il n’y a tellement rien entre être vivant et être mort juste le cœur qui s’arrête et la respiration on vérifie l’œil le réflexe oculo-cardiaque on écoute l’écho du crâne à travers le globe oculaire les yeux fermés ne reverront plus le monde dans la lumière des jours d’été ce jour d’été où elle sent encore le souffle de juin sur sa peau je cherche un signe de la lumière de midi la clarté du sommeil m’aveugle je ne sais plus son visage ni lui le mien à qui dire dire encore dire toujours ce qui oblige à l’écriture ce qui oblige au mouvement chercher le ciel du dedans dehors et vivre l’absence immensément
¹ J. – B. Pontalis, Le Dormeur éveillé, Mercure de France, 2004