L’eau chlorée fraîche sur la nuque et les poignets, le plongeoir qui oscille, la surface lisse avant la première entaille. Flexion. Extension. Plongeon. Contact. Submersion. Silence. Ici laver par les longueurs les poisons du jour. Prise d’air : une ligne d’enfants grelottant, les mains sous les aisselles, résignés. Sous l’eau : des bulles d’oxygène grosses comme des calots montent à la surface. Prise d’air : le maître-nageur et ses jambes lisses, affalé sur une chaise haute. Sous l’eau : ce n’était rien d’autre que deux garçons qui passaient par le même chemin que moi chaque midi. Prise d’air : les enfants lèvent les bras en suivant les instructions du professeur. Leurs genoux s’entrechoquent. Sous l’eau : vue troublée par le passage d’une femme en papillon. Deux garçons parmi tant d’autres, connaissances de connaissances, pas de signes distinctifs. Prise d’air : le chronomètre géant et ses aiguilles de couleur aux quarts de chaque minute, immobiles. Sous l’eau : coupe en brosse/cheveux longs. Americana/Stan Smith. Pantalon à pinces/jean blanc. Blouson de ski/parka. Sac US/cartable en cuir. Deux garçons à peine repérables. Prise d’air : le chronomètre en marche. Des femmes âgées sortent des vestiaires – chaque pas sur le carrelage humide est compté. Sous l’eau : Marc. Ou Philippe. Ou Daniel. Prise d’air : les enfants, planche en liège sous le bras, entrent dans le petit bassin par l’échelle en métal. Sous l’eau : vision périphérique : la brasse des autres donne à leurs jambes des mouvements de grenouille. Marc, Philippe ou Daniel, innombrables – les rues se dépeuplent à leur passage. Prise d’air : les enfants, immergés jusqu’au nombril, attendent les instructions. Sous l’eau : mouvement intérieur : chaos en surface, immobilité au fond du grand bain. Le mauvais lieu à la mauvaise heure, chaque midi. Trois garçons (2+1) de même taille, élèves des mêmes professeurs, lecteurs du même Zola, mêmes voix en mue, mêmes airs dans les mêmes écouteurs, mêmes frictions solitaires, même duvet. Ce que nos yeux perçoivent de ressemblant et ce qu’ils en déduisent de dissemblable. Cette proximité qui saisit en l’autre un soi possible, un simple décalage de rythme ou de fréquence dans les frictions solitaires, dans les chapitres de Zola, dans le volume du Walkman. De là, l’affrontement, sur un bout de trottoir, entre 12h05 et 12h10. Pause à la trentième longueur : faire la planche et, les lunettes sur le front, observer le plafond qui s’écaille. Reprise. Sous l’eau : trois garçons (2+1) sous un lampadaire, entre 12h05 et 12h10. La menace qui pèse sur l’esseulé, le poing dans la poche, vulnérable. Deux contre un. L’insulte attendue, ancienne, habituelle sur leurs lèvres – toute latitude dans la rue déserte. Dans ta gueule – le geste se joint à la parole. Prise d’air : il est beau, le maître-nageur, avec ses mollets lisses, son surplomb face au monde qui se démène, cette aisance, ce sourire qui ne le quitte pas. Sous l’eau : le premier coup te blessera moins que l’insulte. Le second te fera tomber à la renverse. Le troisième t’achèvera sur l’asphalte et te laissera, inconscient, du gravier sous la langue. Prise d’air. Voilà. Cinquante longueurs – fini pour aujourd’hui. Le maître-nageur, sifflet autour du cou, longe le bassin et vérifie que tout file droit, que chacun respecte sa ligne, que les dames âgées font leur possible, qu’aucun gosse ne se noie, que les rapides au crawl se suivent sans se heurter, que tous ici, volontaires et concentrés, enchaînent les longueurs. Il est beau, le maître-nageur, avec son air de tout savoir des corps flottants qu’il domine. Il paraît même qu’au moindre incident il sait réagir : une détresse un plongeon, une plaie un pansement, à tout drame son secours. Le monde qu’il gouverne s’affranchit pour une heure du chaos qui règne au dehors et rien, rien ni personne, ne saurait le menacer.