#14 | rien qu’une seconde
Devant ma fenêtre ouverte sur l’air frais un oiseau noir au bec orange traverse tranquillement l’espace en se servant de ses ailes comme d’un éventail
Un rayon de soleil furtif éclaire le château à flanc de montagne ses tours ses fenêtres, caresse le bouleau au feuillage jaune éclatant et disparaît aussitôt dans la brume
Debout sur la rive, je lance un caillou dans l’eau, jets, éclaboussures, gouttelettes, trou dans la rivière qui crée des ronds, des ondes, des vagues à l’infini
#15 | cut up moi ça
C’est ouvert enfin…il y a la queue à la boucherie je repasserai…viens boire le café avec nous… ce matin je peux pas parce que…7,80, Madame, vous voulez le ticket de caisse…attention à la marche, tombez pas…je marche doucement, c’est que ça glisse, je me suis déjà cassé le poignet au printemps, trop bête…vous avez encore des fraises comme samedi dernier, délicieuses, on croirait pas en novembre…le petit est monté pour le weekend, je le vois pas souvent maintenant…la mienne aussi est à Montpellier, un peu compliqué le voyage…on est bien, mais on est loin de tout… enfin ce matin on a le soleil!
#16 | il fait froid, couvrons-nous
La blouse à l’ancienne de l’infirmière parsemée de mauve et de rose et le tensiomètre violet assorti, le pull noir et rouge en poils mohair tout doux sur la carrure de la sportive, la salopette bleu roi du travailleur de la rue et son gilet jaune fluorescent, K-way rouge criard gants bleus et casque noir jaune du cycliste en pause-café, sous un parapluie rouge des sabots crocs printaniers jaune et vert pataugeant dans les flaques sur la place, dans la rue un teeshirt vert écolo sur des biceps gonflés ne craignant pas le froid du matin, un large pull tricoté main en laines et couleurs différentes réjouissant écru émaillé de nœuds blancs rouges bleus, un manteau ample et long travaillé au crochet aux nuances de rouille et l’écharpe tissée assortie, sous une minijupe noire des collants noirs soyeux aux coquelicots rouges et feuilles vertes dans de fines bottes en cuir rouge et fourrure blanche, des chaussures de randonnée en cuir souple velouté couleur caramel aux semelles avalant le goudron sans bruit, un manteau en velours mauve garni d’un duvet de fourrure mauve et la capuche mauve posée comme une auréole au-dessus du front, un chemisier en dentelle blanche et crocheté de coton léger comme une toile d’araignée, le blouson noir d’aviateur rempli par des épaules puissantes, une veste marron en mouton retourné et le col fourrure écrue, une veste canadienne de bûcheron carreaux rouge et noir, une veste en laine verte feutrée autrichienne, une combinaison de sauveteurs couleur orange rayé de deux bandes argentées sur veste et pantalon, la silhouette noire d’un curé en visite, soutane d’autrefois balayant le sol en marchant.
#17 | petits embellissements bienvenus
Inventer un moyen de voyager en télépathie téléportage télétapisvolant ou autre pour des déplacements sur mesure sans gêne et sans dommages | Supprimer ensuite tous les grands complexes de gares et d’aéroports (pour les petits c’est fait depuis belle lurette) et créer des parcs d’atterrissage en douceur | Concevoir un signal, une onde endormant les gens qui s’invectivent sans vergogne dans une assemblée quelconque | Arrêter de mutiler les platanes et autres arbres au printemps | Repousser la montagne en face du village pour avoir le soleil jusqu’au soir comme tout le monde
#18 | recopier c’est facile
« Il est une page blanche | Pas vierge d’écriture | Mais avec de grandes marges | Que tant de choses l’habitent | Il n’en revient pas | Il se croyait beaucoup plus simple | Je suis, répète-t-il | Une eau | Que ne trouble même pas sa profondeur
Il va voir la vague | La verra longtemps | Chaque fois | Il n’en saura guère plus | Sur ce qu’il a de commun avec elle | Elle est une de ces choses | Dont il ne se lassera pas »
Extrait d’un poème de Guillevic « Ce sauvage ». Poète découvert par hasard il y a quelques années dans un festival du livre. Récitation. Imprégnation. Impression de ressentir, de comprendre, de communier. On m’a offert le petit livre, un lien de plus. Souvenir durable. Je suis sensible à la musique qui émane de ces mots, de ces pages. Images qui affleurent, simplicité, légèreté, profondeur, présence d’un courant invisible qui finit par relier.
J’avais fini par choisir, et puis non il y a aussi Gide, ce passage des nourritures terrestres que j’ai rencontré au bac de langue française, jamais lu, pas connu, j’ai dû improviser, pas trop mal, heureusement et le texte ne m’a jamais vraiment quitté, j’ai fini par lire le livre et trouvé le passage et sa musique…
« Caravanes venues le soir ; caravanes parties le matin ; caravanes horriblement lasses, ivres de mirages, et maintenant désespérées ! »
« Caravanes ! que ne puis-je partir avec vous, caravanes ! Il y en avait qui partaient vers l’Orient, chercher le santal et les perles, les gâteaux au miel de Bagdad, les ivoires, les broderies. Il y en avait qui partaient vers le sud chercher de l’ambre et le musc, la poudre d’or et les plumes d’autruches. Il y en avait vers l’Occident, qui partaient le soir, et qui se perdaient dans l’éblouissement dernier du soleil. »
#19 | Transaction
Un lundi de pluie à la campagne. Pas la peine de descendre au village. Boucher, superette, bar, bureau de poste, bibliothèque, tout est fermé aujourd’hui. La boulangerie peut-être, mais pas besoin de baguette. Bien dormi ? Pas eu froid ? il se lève. L’infirmière au téléphone, j’ai eu une panne, désolée, à demain. Une amie allo, allo, c’est quand déjà, le rendez-vous ? Peut-être la voisine, celle qui n’est pas partie dans le sud…Ça va ? Oui, un peu seule, peut-être…Viens boire le café …
#20 | la scène est muette (mais vaut son prix)
File longue dans la petite boulangerie. En tête, une dame menue, âgée. Elle montre de la main les pains exposés sur l’étagère, baguettes boules pain complet graines, hésite, la jolie boulangère aux cheveux noirs souples la conseille avec patience, tourne la tête, vers l’étagère, puis vers la cliente qui secoue la tête, non, puis oui, c’est bon, qui pose sa canne contre le mur, sort son petit porte-monnaie, ajuste ses lunettes, et creuse avec les doigts pour trouver la somme exacte, s’énerve, vide le tout sur le comptoir. Trie les euros et centimes, calcule avec la boulangère, paie, range pain et argent dans son sac, reprend sa canne, sourit et sort à petit pas.
#21 | faire bouger les choses
Creuser un trou assez grand. Assez profond pour les racines. Couvrir le fond d’une couche de terre, ajouter du fumier, mélanger. Installer le petit arbre de Judée reçu en cadeau avant-hier. Remplir le trou d’une terre plutôt calcaire pas trop collante. Tasser. Arroser. Surveiller. Attendre le printemps pour admirer ses fleurs en bouquets roses, profiter de son ombrage en été. Apprécier les couleurs jaune orangé cuivré des feuilles rondes en automne. Et l’accompagner ainsi pendant des années.
#22 | on remet ça, mais avec un livre (à perdre)
Choix du livre à perdre, à donner, un de ceux que je n’aime pas, que je ne lis plus ? Trop facile, pas honnête. Et ceux que j’aime, je les garde. Trop difficile d’en racheter par ici, ou alors Amazon, mais je résiste encore un peu. Choix du destinataire, bibliothèque du village ? Non merci, ça déborde. Cabine téléphone devenue dépôt livres, pas de clients en hiver. Déchetterie, poubelle, trop dur, violent. Le bac à livres au magasin bio du village ! Bibliothèque rose et verte, témoins d’une tradition de lecture pour enfants. Six livres en bon état. Le lendemain, ils étaient partis.
Séduite par votre carnet, merci pour ce doux moment de lecture.
Merci Monika
Merci, Marie, pour ce beau commentaire qui me va droit au cœur. Je viens de me décider de publier en carnets individuels, pas aussi difficile techniquement que je pensais, j’essaierai d’étoffer. Je lis souvent vos textes que j’aime,( je flashe pour votre peinture pastel à en -tête), mais je fais peu de commentaires…j’ai tort, car ça fait du bien d’en recevoir…