Non pas tenter de faire naître un sentiment de pitié envers ces personnes qui décident un jour de quitter leur pays pour aller vers le Nord – c’est toujours vers le Nord, ces voyages-là – traversant les déserts dans la benne d’un camion non bâché destiné au transport des gravats et déchets, serrés les uns contre les autres sous l’ardeur du soleil après qu’on leur a attribué un numéro, buvant l’urine des chameaux pour ne pas mourir tandis que certains d’entre eux sont tués sans raison apparente sous les yeux des autres, comme si les humains ne pouvaient se déprendre de l’habitude contractée (quand exactement ? À quel moment de la préhistoire ? quand ils ont commencé à posséder et élever des animaux ?) la sinistre habitude devenue deuxième nature qui consiste à décider que certains humains sont des animaux et à les traiter comme tels, mode de pensée institutionnalisée, banalisée par des siècles d’esclavage, de colonialisme, d’exploitation systématique et multiformes de certains groupes par d’autres groupes possédant le pouvoir des banques et des armes et dont les membres justifient (quand ils y pensent) le pillage des corps, des âmes et des pays par la nécessité du Progrès en Marche, le sacrifice d’un certain nombre d’êtres humains étant, d’après eux, nécessaire au développement et à la prospérité de l’Humanité tout entière et ces êtres humains à sacrifier étant considérés par eux comme des animaux de manière à rester en accord avec les Saintes Écritures d’après lesquelles il semblerait que Dieu ait commandé à Abraham de tuer un agneau à la place de son fils, à moins que ces groupes possédant le pouvoir des banques et des armes ne se drappent dans une mission civilisatrice des peuples barbares par l’intermédiaire de Pères Blancs et de routes pour les camions nécessaires à l’acheminement des richesses pillées (on trouve en Afrique 7,6% des réserves mondiales de pétrole, 7,5% de celles de gaz naturel, 40% des réserves aurifères et entre 80% et 90% du chrome et du platine), tout cela étant explicité par des témoignages, réflexions, colloques, projections qui détaillent les taux, courbes, nombres de morts, nombres de survivants, nombres d’affamés, de violés etc… comme s’il était raisonnable de traduire la chair et l’âme en chiffres qui, étant chiffres, ne représentent rien d’autre que des quantités, ôtant toute réalité à ce qui est compté.
Non pas la dénonciation morale de ce que nos sociétés font de ces personnes, comment elle les chosifient, les trimballent, les chassent ou les bloquent selon les exigences du marché ou les phobies particulières de tel ou tel de ses législateurs, ses fantasmes, ses ignorances, ses peurs dont il ignore tout et à partir desquels il élabore, par la magie de son « pouvoir », ce qui régit la vie de millions de gens, afin que lui-même (le législateur), sa famille et ses amis puissent jouir librement des biens de ce monde et du pouvoir que donne la possession de ces biens sur ce monde, comme si ces biens leur appartenaient de plein droit divin, au législateur, à sa famille et à ses amis, de plein droit divin légitimant les actions les plus abjectes afin que perdure l’ordre établis par eux et pour eux, sans même s’apercevoir dans leur stupidité qu’il sont en train de détruire ces biens mêmes dont ils font si grand cas, sans que ne les effleure un seul instant l’idée que nous puissions être, nous autres tous les humains, eux compris, une seule et même bête s’étirant à la surface de la planète, déchirant sa propre chair au besoin, au profit, nous tous respirant le même air (pour combien de temps), buvant la même eau (idem), évacuant la même merde, les mêmes larmes, la même sueur, tentant maladroitement et sans succès la plupart du temps de nous exprimer par les mots pour communiquer, chanter, aimer même dans certains cas, on peut le dire, compte tenu des nombreux sens pouvant être donnés à ce dernier mot, mais chacun sait qu’on ne peut pas aimer quelqu’un dont on a pitié, dans cet état où l’on est quand on a pitié, il n’y a pas place pour aimer, de même que dans un ballon dégonflé il n’y a pas place pour l’air et que par conséquent ce ballon, il lui est impossible de s’élever que ce soit dans le bleu ou le gris, la pitié voyant son objet tout raplati, sans vie, une loque informe, sans mouvements, qui se traîne, chassée de côtés et d’autres par le vent, piétinée par des chaussures de passage, déchirée par des griffes errantes, souillée par la peur et la violence, niée, reniée, oubliée, sans importance finalement.
Non pas récit palpitant d’une chasse dont le gibier serait le personnage principal sur lequel on aurait eu soin dès le début d’attirer la sympathie, sachant que la sympathie est plus facilement attirée par un personnage malheureux que par quelqu’un qui réussit (c’est pourquoi les stars, Lady Di, Elvis Presley, Dalida etc… sont toujours malheureuses), ni success story en carton construite selon les règles du conte : départ du héros / péripéties / happy end, ni scènes de violence pour le petit frisson qui pimente si agréablement le confort moderne (Paris-Match, le JT, #Me too) ni, dans un style plus soutenu, les enquêtes, discussions, articles et débats contradictoires opposant polygamie et union libre, éducation sexuelle et mariages forcés, foulards et brushings, homos, trans et hétéros, interdictions, tabous, obligations, terreur, ennui, raffinements, frustations, satisfactions permises ou interdites par les différents systèmes, décrites et commentées dans des livres, journaux, films, sites, dont le contenu donne lieu à des assertions contradictoires dans d’autres livres, journaux, film ou sites, comme si le destin de toute parole était d’être anihilée dans l’instant par la profération de son contraire et précipitée dans l’oubli. Comme si les mots, les idées n’étaient là que pour mettre en avant, fugitivement, celui ou celle qui les expriment, sans avoir eux-mêmes, idées et mots pour les dire, la moindre réalité. Non pas donc une tentative pour faire naître la pitié ou un sentiment de culpabilité par une comptabilité des misères, mais la célébration de la grandeur, la témérité, le combat pour soi-même d’un être qui prend tous les risques, l’élan inouï de quelqu’un qui, dans sa fragilité, se lance dans l’inconnu, comme l’ont toujours fait les hommes depuis le début, depuis des millénaires : bouger, aller voir ailleurs, avancer.
Codicille : réfléchir sur ce que mon projet n’est pas m’a aidée à cerner un peu mieux ce qu’il est (dans l’état actuel des choses). J’ai inséré ce texte au début du pdf, comme l’avait suggéré François. L’idée d’une explication préliminaire me gênait un peu, comme si cela voulait dire que le texte lui-même ne suffit pas à faire comprendre le propos, et puis j’ai réalisé qu’on pouvait considérer cela comme les lumières et le son qu’on pourrait envoyer avant l’entrée en scène du personnage au début d’une pièce : dans le cas présent, par exemple, un éclairage pleins feux et les bruits d’une foule urbaine avec cris, moteurs, klaxons etc… introduisant par contraste la solitude du personnage qui grimpe ce raidillon au coucher du soleil.
J’aime beaucoup la teneur de vos écrits, bravo !
merci pour cette chaleur.