Le Notre Dame du Salut marche toujours son petit train. Il y aurait tant de choses à dire sur ce voyage interminable qui nous mena jusqu’en Chine, sur ce qui s’est passé avant l’arrivée à Takou. Le steamer nous transportait avec une allure désespérante de tortue. Le malheur s’était produit avec la perte des cinquante chevaux de l’escadron de cavalerie embarqués à Alger et les officiers gardaient les yeux rougis d’avoir vu leurs bêtes dépérir et jetées à la mer en pâture aux requins. Un désastre oui il faut bien appeler ça un désastre, un orvale comme on dit – si je pense à la beauté de ces chevaux à la robe noire et luisante ; je n’ai pas de mots moi qui suis pourtant habitué à voir tant de bêtes crever à longueur de journée … pareille hécatombe pour un coup de chaleur, jamais connu ça… même dans le pire des cauchemars et vraiment ça m’a coqué pour tout vous dire. Je suis allé jusqu’à me demander si les hommes n’allaient pas suivre le même chemin pendant cette foutue traversée. J’ai fini par croire que le sort s’acharnait contre nous, dans ce bateau de malheur et puis c’est l’un d’entre nous qui est parti rejoindre les pauvres chevaux. Une bien triste cérémonie a eu lieu: après l’homélie prononcée par les Aumôniers, la musique militaire a retenti alors que le corps installé sur une civière recouvert d’un drapeau glissait vers la mer dans le silence et les prières chuchotées des Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; l’écume a jailli et notre camarade a disparu dans les flots. A présent, je me dis que le pire est sans doute devant nous. Faut bien durer !
Avant que je ne parle de notre arrivée en Chine il faut que je parle des Sœurs de Saint-Vincent- de -Paul. Jamais je ne pensais que des religieuses pourraient embarquer à bord. Le choix s’était arrêté sur cinq d’entre elles, celles qui pouvaient le plus facilement s’acclimater. On raconte qu’elles allaient rejoindre quinze autres Sœurs déjà installées à Shanghai. Ces religieuses ont embarqué à Marseille et bien que leur présence en ait surpris plus d’un, lorsqu’on les vit avec leurs grandes cornettes blanches sur le pont rassemblées pour la photographie de départ, elles ont fini par faire partie du voyage et il n’empêche qu’au fil du temps elles se sont révélées très utiles donnant un coup de main aux infirmiers débordés avec tous les soins à faire. Il faut dire qu’à Paris, elles avaient une grande habitude des hôpitaux et soulageaient bien de la misère, à ce qu’on dit. A bord, c’étaient les seules femmes que l’on autorisait auprès des malades. Toujours d’humeur égale, elles passaient le plus clair de leur temps à soigner les passagers et à réciter le rosaire.
Il faut que je vous parle un peu à présent de Sœur Clarisse, l’une des plus jeunes des Sœurs. C’est une novice. Un si doux visage caché sous la haute et sévère cornette blanche. Ça jasait au milieu des soldats. Tôt fait de l’avoir repérée et on s’est posé bien des questions et c’est tout naturel. Pourquoi a -t-elle pris l’habit cette jeunette ? Est-ce sous le coup d’une déception d’amour assez vive ? Avec toujours le même empressement, on la vit se dévouer- j’imagine que c’est son tempérament -je l’ai constaté d’ailleurs- au moment de l’insolation de Pierre Pacaud, elle a été d’un grand réconfort non que sa jeunesse la désavantage ; bien au contraire elle rayonnait de simplicité et de modestie, aucune plaie ne semblait d’ailleurs la faire reculer. Tous les malades étaient regroupés au 1er entrepont dans des cabines latérales de dimensions variables disposées de part et d’autre de la batterie. Ils étaient confinés là dans ces locaux aménagés Non loin, se trouvaient celles réservées aux médecins et de l’autre côté, étaient situées celles des Sœurs. Si bien que celles-ci, se trouvant à proximité, couraient de l’une à l’autre des cabines, répondant aux appels, exécutant les prescriptions des médecins si le malade avait de la fièvre. Mais revenons à Sœur Clarisse. On était resté sur le pas de la porte pour aller voir le Pierre on venait aux nouvelles bien que l’on sache déjà qu’elles n’étaient pas très bonnes. On lui a dit Bonjour ma Sœur, vaguement gênés. Sœur Clarisse nous a accueilli avec un sourire le plus engageant, nous invitant à entrer dans la cabine d’un geste mais Pierre Pacaud était déjà pâle et on a bien vite compris que la fin arrivait lorsqu’elle a pris sa main en lui parlant tout doucement.
Avant que je ne parle de notre installation en Chine il faut que je décrive encore la situation à bord. L’état du Notre Dame du Salut était loin de s’améliorer et la saleté avait fini par tout envahir : le sol était partout boueux et merdeux à la fois, pas la moindre exception non que je m’habituasse à l’odeur nauséabonde mais j’ai fini par ne plus même la sentir; alors que le temps s’étirait comme un grand drap blanc qui claque au vent semblable à ce ciel sans nuage avec pour tout horizon le bruit assourdissant des vagues qui se fracassaient. Un point dans la mer. Nous étions juste ce point minuscule dans la mer. Heureusement, il y avait les pauvres soldats comme moi et on se serrait les coudes -il faut le dire-bien que les journées soient toutes pareilles. On se remuait un peu plus avec les corvées qui nous occupaient la matinée avec le pont et la batterie à balayer, à laver ou à astiquer. J’avais -à mes débuts – imité les marins et remonté mon pantalon en tir bouchon sur mes mollets et ôté mes chaussures ; je jetais alors le seau rempli d’eau froide sur le sol et je pataugeais avec plaisir en frottant le plancher mais peu à peu au fil du temps la bouillasse s’était entassée sur le sol jusqu’à former une croûte malodorante qui ne partait plus et je n’osais plus ôter mes espadrilles devant l’odeur pestilentielle dégagée. Bien sûr il restait encore les repas pour nous retrouver et ces moments-là on les attendait même avec une certaine impatience quoique la nouveauté ne soit pas souvent au rendez-vous et bien que les cuisiniers à bord fournissent un effort désespéré, la qualité restait pour le moins médiocre ; rien à voir avec qui était servi au mess des officiers ! A ce qu’on en dit, ils avaient le choix entre trois hors-d ’œuvres, environ trois plats suivis de cinq desserts, de deux fromages du café ou du thé ! Nous, on s’estimait heureux d’avoir du pain frais presque tous les jours. Mais les fayols revenaient souvent accompagnés trois fois par semaine de viande fraiche. Un des bœufs embarqués à bord était sacrifié la nuit à cet effet. Pour les autres repas de la semaine on avait droit à du lard, à de la conserve de bœuf, de la sardine à l’huile ou du fromage. Ça ne valait pas les grattons que je mangeais avec le père à l’auberge encore fumants et posés sur le morceau de pain. Et puis, on avait bien d’la chance à ce moment-là de connaitre Antonin Devaucelle, l’infirmier. Parfois, il parvenait à chiper un fruit qu’il ramenait dans sa poche, en douce et on se le partageait avec Louis sur le pont. C’était notre quatre-heures.
Les discussions reprenaient avec les gars invariablement sur les évènements passés, le tantôt on s’échauffait, les rumeurs persistaient à bon compte : des batailles étaient évoquées car au loin, les rumeurs de la Chine nous parvenaient avec plus ou moins d’exactitude. Les résultats étaient plus qu’incertains et nous avancions sans savoir -nous autres pauvres soldats- les progressions de l’Expédition internationale et de ses troupes. Parfois les jeux reprenaient le soir à la veillée et les parties de cartes s’éternisaient pour tuer le temps. On ne savait vraiment pas ce qui nous attendait. On ne nous disait rien, c’était le silence complet. Mais c’est toujours le cas à ce jour et ça fait jurer les hommes qui enragent et rongent leurs freins. Certains sont même prêts à en découdre et font les fanfarons pour se faire remarquer mais il vaut mieux filer doux.
Il y aurait ainsi beaucoup de chose à dire sur ce qui s’est passé avant notre arrivée à Takou mais à présent il faut que je commence à vous parler de notre escale à Colombo avant de pousser jusqu’à Singapour. Les marins évoquaient déjà depuis quelques jours une escale prochaine à Colombo pour de nouveaux problèmes d’avarie et pour le ravitaillement en charbon. Nous les écoutions nous parler des endroits les moins recommandables, ceux-là même où on prend du bon temps. Les soldats s’impatientaient de plus en plus désœuvrés, la fatigue gagnait les troupes. Ce rafiot se trainait, cahin-caha nous avancions. Le paysage était devenu plus plaisant depuis quelques jours si l’on comparait à ce qu’on avait pu voir avec les terres sèches et arides de Port-Saïd. Il y avait beaucoup d’arbres totalement inconnus par chez moi, comme les palmiers ou les cocotiers qui se disputaient aux bananiers et aux baobabs. Des espèces d’oiseaux multicolores concurrençaient de minuscules volatiles nommés oiseaux mouches, des nuées de canards s’ébattaient à l’approche du port. Le 5 septembre nous arrivions enfin à Colombo. La ville nous apparut à demi cachée dans les feuillages. On distinguait au loin le phare et les toitures rouges des maisons. Nous voilà arrêtés après 23 jours de traversée. Je me demande à quelle date nous allons arriver en Chine car au lieu des 5 heures d’arrêt nous avons eu 24 heures, la machine était détraquée. Quoique cela je n’en sois pas fâché car il y a eu des permissions pour les sous-officiers et moi je n’avais pas de garde et j’ai pu me promener la journée mais avant que je vous parle de cette ville si curieuse il faut que je dise deux mots sur le débarquement. Ainsi après l’accostage du bateau, à l’embarcadère montèrent à bord des chargeurs connus du personnel de bord proposant aux voyageurs de changer or ou monnaie contre des roupies. Après d’âpres négociations, j’ai pu échanger quelques pièces avec d’autres. Une flottille composée de frêles embarcations de louage s’approcha pour nous permettre d’aller du paquebot à terre. Beaucoup de pirogues indigènes avec balancier menés par des coolis expérimentés. Voyageurs et soldats s’entassaient pour gagner la terre ferme. Pas plus d’une dizaine par bateau les allers retours étaient nombreux pour débarquer l’ensemble de la cargaison. La chaleur était humide et fatigante et le dos de mes mains se couvraient de perles de sueur alors que je n’étais pas contraint à un effort excessif.
Ici et là surgissaient d’immenses bâtiments d’une couleur rouge qui les recouvrait et attirait l’œil. La circulation était facilitée par des voies à demi recouvertes de sable ; cela donnait à la ville un aspect moderne d’autant que les tramways électriques n’avaient rien à envier à Marseille. Les militaires français étaient toujours bien accueillis et je me décidais à écrire quelques lignes à ma famille à une terrasse du quartier du fort, bien que je ne sache pas réellement si mes messages leur parvenaient et je dirai même que j’ignore s’ils ont reçu ma lettre de Marseille car je me suis aperçu que je ne l’avais pas affranchie. Cependant je ne voulais pas de résoudre à couper le fil ténu qui me reliait à eux : à quelques mètres de là un danseur de serpent retint mon attention jamais vu un truc pareil à part au zoo semble-t-il jamais vu d’aussi grand serpent et je ne partageais pas la répugnance de mes congénères pour ces reptiles ni l’hystérie de certaines femmes à leur vue. Luisantes leurs écailles jaunes et vertes glissaient sur le sol ; ils se dressaient et leurs sifflements accompagnaient leurs ondulations; leurs couleurs étaient bien plus foncées que les couleuvres ou vipères que j’avais pu croisées dans mon pays natal lorsqu’elles se chauffaient au soleil souvent sur les tas de pierres près des muriers ; certaines s’aventuraient même sans peur dans les cours pour aller pondre sur les fumiers encore chauds.
Les rues étaient assez encombrées : beaucoup de charrettes circulaient attelées à des bœufs avec des anneaux passés dans les narines, concurrencées par de nombreux pousses-pousses tirés par des hommes au torse nu. Louis m’avait rejoint au café et on se chauffait au soleil avec d’autres soldats descendus du Notre Dame du Salut pour fumer une cigarette. Certains, suivant les marins, avaient déjà pris la direction de la ville, voulant mettre l’escale à profit pour une visite jugée hygiénique. Les filles étaient alors peu regardantes et accueillaient à bras ouverts les soldats. Je n’étais pas tenté. Je m’attardais encore en cet après-midi, ici pas le moindre café mais du thé, c’était bon marché. L’absinthe Pernod était débitée au prix de 1francs 25 et la bière c’était 1 franc 50 le bock. Louis se décida finalement pour une limonade à 0,75 francs de verre. Je remarquai qu’il y avait beaucoup de corbeaux, ces sales bêtes venaient jusqu’à picorer les miettes des repas laissés par des Indiens ou voler même des tranches de pain aux touristes. Il n’y avait que des Anglais et des Italiens aux alentours. Un bruit sec et brutal nous fit nous retourner. On put voir à ce moment précis combien les soldats arabes croisés étaient disciplinés : passant à côté d’un officier ou d’un sous-officier français ils saluaient et manœuvraient sans mollesse. Le bruit provenait du claquement des fusils dans leurs mains, on l’entendait facilement à trente mètres.
On avait choisi de suivre dans l’après-midi Aleski, le marin du Notre Dame du Salut pour une promenade à proximité du port. Toujours des maisons à la façade européenne le long de la mer, d’interminables artères ombragées et le grand oriental hôtel, un immense bâtiment de trois étages mais nous nous avions choisi assez vite de nous aventurer dans le bazar, le quartier indigène, appelé le Pettah. Les rues étaient très animées de ce côté de la ville : beaucoup d’hommes déambulaient vêtus d’un simple pagne sur les reins, d’autres portaient de larges pantalons blancs noués ; certains avaient ajouté de courtes vestes mais tous marchaient pieds nus dans la poussière. Louis me lança Tu as vu tous ces sauvages ils font peine à voir.
On croisa sur la route des prêtres bouddhistes qui marchaient également pieds nus, ils avaient à la main de larges éventails avec lesquels ils se rafraichissaient. Ils étaient tondus et rasés de frais. A proximité, une blanchisseuse nous dépassa d’un pas rapide emportant un ballot de vêtements sur l’épaule.
L’air était chaud et moite, et nous transpirions à grosses gouttes avec nos uniformes lorsque nous arrivâmes au marché aux épices. On nous regardait avec une certaine curiosité mais sans crainte. Tout était nouveau pour moi mais c’était bon de pouvoir marcher enfin même si la chaleur était déjà intense et peu propice à la promenade. En fin d’après-midi, on se décida à regagner le port sous la pluie battante.
Louis avait trouvé quelques babioles qu’il a glissés dans sa besace et qu’il ramena au bateau. Nous sommes repartis dans la soirée à bord du Notre Dame du Salut. La vie à bord a repris alors que le bateau gagnait le large et que la côte s’estompait.
Il y aurait beaucoup de chose à dire encore sur ce qui s’est passé avant notre arrivée à Takou et il faut à présent que je commence à vous parler de Singapour, l’escale était prévue après Colombo pour s’approvisionner encore en charbon et en vivres mais une nouvelle panne de moteur encore nous contraint à y demeurer plus longtemps. Avant notre arrivée au port des monticules verdoyants s’offraient à perte de vue avec parfois disséminées des cases indigènes montées sur pilotis ; on apercevait même par endroits des pavillons chinois entre les feuillages qui signalaient notre arrivée en Extrême Orient. La Chine approchait. Nous étions -ce jour – le 11 septembre soit près d’un mois après notre départ de Marseille. Singapour était proche désormais. Des jonques s’entassaient à proximité et des voiles blanches flottaient à tous les vents.
Le steamer accosta à quai pour aller faire son charbon, ici on vous charge en un temps record 10 000 tonnes en deux heures paraît-il. Le commandant Roesch des chasseurs d’Afrique était chargé d’envoyer un télégramme. La ville était éloignée des docks : il fallait bien compter dix minutes pour la rejoindre si on prenait une voiture ou un pousse-pousse. J’ai remarqué non loin des docks, un coolie portant un chapeau de paille ressemblant à un canotier. Il était vêtu d’une veste en toile ajustée fermée par des brandebourgs. Ce coolie s’approcha d’un homme torse nu qui passait, tirant un chariot surmonté d’un plateau où étaient disposés des bols en faïence et du thé fumant. Je compris qu’il s’agissait d’un marchand ambulant qui proposait aux passants la boisson chaude et parfumée. Je m’installai non loin sur un petit banc en bois pour terminer d’écrire ma lettre pour la France et je ne pus cacher ma hâte d’arriver enfin à destination à Takou, ma famille me manquait à présent et je commençais assez content de leur envoyer quelques mots non pas tant sur le voyage mais les pour les rassurer sur mon sort et la lettre elle fut écrite plutôt vite…
« Je vous dirai mes chers parents que je me porte bien pour le moment et j’espère que ma lettre vous trouvera en bonne santé également. Si c’est pas malheureux nous avons quitté Marseille il y a déjà près d’un mois et on commence d’en avoir mal car tous les bateaux qui sont partis dix jours après nous se trouvent tous à présent devant nous. C’est à n’y rien comprendre… Ce bateau avance à la vitesse d’un escargot… Il y avait sur les quais à Singapour un bateau russe qui emportait aussi des troupes pour la Chine : on a été les voir à bord de leur bateau et il fallait voir comme ils étaient contents de nous recevoir mais c’était dommage car on ne se comprenait pas mais ça ne fait rien car les poignées de main ça ne manquait pas et on voyait que c’était de bon cœur, ils nous ont même donné du tabac. Voilà mes chers parents je vous quitte à présent en vous embrassant de tout mon cœur ».
Je remis ma lettre au caporal pour le courrier à l’heure. Pierre me taraudait pour que je me joigne au petit groupe de soldats, décidés à profiter de l’avarie du bateau pour visiter le quartier chinois, histoire de se faire une idée de ce qui pouvait nous attendre là-bas. Je finis par me laisser convaincre, c’était mieux que de me morfondre seul dans mon coin et j’aime bien la compagnie. La vue du port et de la rade s’éloignait. Des marins du bateau s’étaient joints à nous et nous guidaient dans le méandre des rues. Sur le bord des trottoirs, s’alignaient des magasins de toute sorte qui proposaient un nombre incroyable d’objets : certains en porcelaine, d’autres laqués ou sculptés. S’y trouvaient aussi des meubles de toutes sortes et des livres. L’inconvénient c’est qu’on ne se comprenait pas mais on parvenait à se débrouiller qu’en même: si l’un d’entre nous souhaitait acquérir un objet il le désignait du bout du doigt et il parvenait à le marchander. Cela avait l’air moins cher qu’à Colombo, je dirai même que tout avait l’air presque bon marché. Mais c’étaient surtout les échoppes des marchands de chaises en rotin qui m’avaient frappé ; elles s’étendaient sur une rue tout entière. Des panneaux surplombaient de petits magasins tout étroits, comme collés les uns aux autres. Au-dessus de chacun d’eux étaient suspendues des pancartes indiquant le nom du propriétaire – Tong Chong ou Tong Sing, et en-dessous s’étalait la spécialité du marchand « dealer in rattan chair », « bamboo chair Singapore ». Le plus curieux c’était l’entassement de chaises de toutes dimensions suspendues au-dessus des portes des échoppes, elles encombraient aussi l’ouverture des magasins dans un fouillis d’enchevêtrements, exposant tous les modèles proposés. Un Chinois s’affairait devant la devanture de son magasin ; à notre approche il déplaça adroitement les fauteuils en équilibre. Il se tourna et je vis qu’il portait une longue natte qui lui descendait jusqu’aux reins.
Mais c’était surtout le grand marché de Singapour qui a eu toutes nos faveurs on y trouvait des tas de plats inconnus et des mets préparés sous nos yeux. Des Chinois assis sur le sol, accroupis sur leurs talons, mangeaient avec des baguettes. Il faisait 30 degrés. Des soldats s’étaient approchés, tentés de goûter, tant poussés par la faim que par la curiosité car cela changeait du régime habituel. Beaucoup de riz collant ou gluant qu’ils attrapaient avec leurs doigts. Tout était disposé dans de petits bols. Aleski s’est servi il avait l’habitude, j’ai préféré renoncer par crainte des désordres gastriques. Nous avons fini par retourner au port en toute fin de journée, poussiéreux et transpirants dans toute cette chaleur pleine d’humidité. Dans la nuit, nous avons quitté la ville sous un temps affreux, une pluie torrentielle se déversait et les vagues étaient énormes. Les palefreniers essayaient d’abriter des chevaux tant bien que mal d’autant qu’à Singapour sur ordre du général Voyron -à ce qu’on nous a rapporté- un marché avait été conclu et 50 chevaux avaient été acheté pour remplacer les morts. A ce qu’on dit de grands chevaux australiens au prix moyen de mille francs. Les vétérinaires courraient de l’un à l’autre pour pallier au pire sur le pont, ils ne voulaient pas les perdre ces bêtes. La houle était forte et nous étions serrés entre des planches, ballotés au gré de la tempête qui sévissait. Je jouais aux dominos pour changer, on passe le temps comme on peut.
Pour en revenir à Takou, cette fois je veux vraiment vous en parler, la côte chinoise apparut enfin après une nouvelle escale à Saïgon sur laquelle je ne m’attarderai pas et après la traversée de la mer Jaune. Nous étions le 25 septembre. L’arrivée à Takou s’annonçait et nous avions tous le cœur battant d’atteindre cette destination. Je me crois chanceux car je n’ai jamais été malade pendant toute la traversée, j’ai eu bien de la chance. Nous arrivons enfin au bout de cette traversée effroyable qui a eu un goût d’enfer. Nous voudrions bien savoir comment ça va dans ce pays mais pas moyen. Aucune nouvelle. Il y a longtemps qu’on nous dit que Pékin est pris mais personne n’en n’est vraiment sûr. Je crois que ça doit être vrai car pour notre arrivée au port on n’a pas été escorté au quai. Enfin le voyage se terminait et la Chine était à portée de vue.