La fenêtre du bureau donne sur une rue légèrement en pente et, entre le trottoir invisible et la rue que l’on distingue si l’on se penche un peu, il y a l’arbre. La chaise de bureau est disposée de telle façon que l’arbre se trouve pleinement encadré, légèrement décentré sur la droite. Ne jamais placer son modèle au centre du cadre! Conseil de peintre ou de photographe qui guide mon regard désormais et me confirme que le jeune arbre est bien mon sujet, le personnage principal du tableau que la fenêtre découpe sur le monde extérieur. A l’arrière-plan de la scène qui se présente à mon regard de spectatrice assise, le cortège permanent des véhicules de chantier livre son lot quotidien de béton et d’ouvriers endormis serrés par groupe de 9 dans des camionnettes blanches rutilantes immatriculées en Pologne. Le frèle arbre dispose d’une surface de terre d’un mètre carré, une bordure de ciment délimite son territoire enserré entre une place de parking et une entrée de garage qui plonge sous mon immeuble.Trois poteaux de bois attachés entre eux par une large courroie de plastique noir entourent l’arbre et ce tuteur à trois pieds lui donne un air juvénile de grand adolescent grandi trop vite. Il est le seul de ses congénères à disposer de cet appareillage et d’ailleurs tous les autres arbres de la rue semblent avoir atteint une taille adulte. Si je me penche un peu, j’aperçois le parterre dans lequel l’arbre et son orthèse plantent leurs racines. L’ilot borduré de béton est situé à un endroit de grande convoitise qui attire impitoyablement les voitures cherchant à s’insérer dans l’espace de l’entrée de garage pourtant clairement trop étroite. Les voitures obstinées semblent s’être passé le mot et l’une après l’autre leurs roues arrières franchissent la fine bordure de béton et leur pare-choc poussent de tout leur poids le frèle édifice. Celui-ci recule sous la poussée, penche, plie comme un roseau, son armure dérisoire ébranlée incapable de lui fournir une quelconque protection. Le chantier a projeté une poussière de béton dans les environs immédiats, les feuilles de l’arbre sont couvertes d’une fine couche grise où des grumeaux de béton apparaissent ça et là. Les fenêtres du bureau sont elles aussi constellées de projection grisâtres embrumant le regard, comme les vernis qui assombrissent les peintures anciennes. Certains jours, un merle solitaire dont la voix s’élève au-dessus des bruits de la ville se pose de l’autre côté de la rue. Ses vocalises résonnent dans la rue étroite et l’oeil distingue alors le vert des feuilles et les délicates fleurs rouges et blanches.