Je ne suis pas celui que vous croyez. Je ne suis pas ce simple figurant, un faire-valoir des grands héros de cette histoire. J’existe bien en dehors de vous. Je vaque à mes occupations lorsque vous n’êtes pas là. Je continue à vivre en dehors de vous. Mon existence ne se résume pas à quelques paragraphes et elle ne tient pas en quelques phrases je vaux bien mieux que cela. Je ne fais pas partie de ces héros timorés qui hésitent devant leur part de gloire. Je préfère les ténèbres à la lumière. Je l’ai toujours dit mais vous ne m’écoutez pas. Vos mots ne sont que des coups de plume alors qu’à la vérité les mots ne recouvrent aucune réalité ils saignent comme de la viande à la devanture des bouchers, plaies béantes, gueules ouvertes ils ne proposent aucun moyen de salut, aucune solution jamais. Ma rage est éternelle.
Non je le répète je ne suis pas de ceux qui passent leur temps à nettoyer les vases, à balayer les salles ou porter le linge sale. Je ne suis pas un domestique ou un laquais bien que parfois certains le pensent. Je ne suis pas non plus un de ces bouchers repérables à leur grand tablier blanc en toile couvert de taches de sang. Je ne suis pas plus bête que les autres. J’ai choisi mon camp.
J’ai avalé vos mensonges jusqu’à plus soif j’ai fait le singe du maître. Je connais par cœur vos discours sur ce que vous nommez la patrie. Les hommes ne sont jamais que des épaves échouées aux 4 vents. Je m’insurge contre vos bonnes manières et vos façons de nous faire taire. Plus que tout je hais les petits bourgeois et les nantis. Je n’appartiens pas à ceux-là qui se gaussent de tout et qui méprisent le sort du petit peuple. Je ne me reconnais pas dans vos descriptions je ne parle même pas de cette façon. Je n’ai pas de rêves, je suis un déclassé. À la vérité, il faut se méfier de tout et surtout de vos bons sentiments. Vous me donnez mauvaise conscience mais 20 ans ce n’est pas le plus bel âge de la vie cela ne l’a jamais été et chaque jour en France on continue à vivre et les journaux nous comptent leurs histoires mais le sang coule et que représente le sang d’un homme à vos yeux. Bien peu de choses il faut croire.
Mais de quelle vie parle-t-on ? Il y a toujours des oppresseurs et des oppressés, des profiteurs et des pauvres gens ainsi va le monde et rien ne va changer. Personne ne peut donner de réponse jamais. Pourquoi écarter ces questions ? Figurez-vous que nous voilà lâchés en pleine mer et que nous sommes perdus au milieu de l’hypocrisie des hommes ; rien de les arrête jamais et ne me dites pas que c’est pour notre bien.
Il y a en nous trop d’aliénation, de guerre, de palabres à n’en plus finir, cela ne nous empêche pas de craindre pour notre peau. Nous ne sommes jamais satisfaits des métiers pour lesquels on nous a dressé, les labeurs à accomplir ce n’est pas à 20 ans que l’on sait ces choses mais on les pressent assez pour en étouffer. Les valeurs morales il faut y croire on nous a appris à les respecter et à bien choisir entre le blanc et le noir mais j’en ai soupé de toutes leurs salades. Je suis rincé. Comme un chien entre les chiens c’est tout ce que nous valons.
Nous sommes trop faibles pour nous révolter : on nous a appris à aimer notre esclavage, à être de bons galériens bien dociles. Pas d’autres contraintes que l’obligation de servir la France avec son lot d’absurdités, c’est ce que l’on nous a enfoncé dans le crâne à longueur de journée et la boussole tourne, les ombres portent des sonneries et il faut se mettre au garde-à-vous. Est-ce qu’il faut aimer cette vie que l’on choisit pour nous ?
Il n’y a pas d’autre écho il n’y a aucun échappatoire il ne reste que ce voyage à terminer.