Il ne reste presque rien de cette photo elle-même entourée d’un collier d’ivoire, c’est pourtant celle de son grand-père. Qui peut se cacher derrière l’objectif de ce photographe professionnel ? Un bel homme lui a-t-on dit, d’une stature imposante, impeccablement tenu, costume foncé, chemise blanche et cravate noire. Un buste fin et élégant qui laisse , alors, deviner une haute stature.
Il ne reste presque rien de cette présence-absence si ce n’est une canne blanche en chêne laissée là dans un porte-parapluie en cuivre. C’est la première chose qui attire le regard dans l’entrée du petit appartement de sa mère. Elle a toujours été là… la canne. Petites filles, elles s’amusaient, à boiter, prenant appui sur cet objet énigmatique pour voir comme ça faisait. Mais elles se faisaient ,aussitôt, gronder car , la canne , elle était pas là pour qu’on s’amuse avec ; elle était là pour se souvenir de son grand-père, aveugle, a-veu-gle pourquoi ? c’est trop triste… Alors on raconte…un peu…
Il est né en 1905, d’après ce qu’on a entendu dire dans la famille et encore , on a perdu les papiers d’identité avec toutes ces guerres. C’est pas facile pour les aveugles à l’époque. Ils peuvent apprendre le braille bien sûr mais ses parents n’ ont pas voulu…
Ça l’a mis en colère pour toute la vie. Il apprend , alors, la musique d’oreille dans une école de musique orientale auprès de grands maîtres. Ses instruments sont le violon et le Oud. Il tient son violon de la main gauche, verticalement, sur son genou et de la main droite, l’archer. Il adore jouer du Oud, c’est une sorte de guitare d’une extrême poésie , un bel instrument dont il est très fier. Son luthier utilise pour sa fabrication, des essences de bois de l’Atlas avec lequel, il appose des mosaïques en marqueterie de couleurs magnifiques, ses cordes sont fabriquées à partir de boyaux d’animaux , et , sont grattées à l’aide d’ une plume d’aigle retrouvée dans la nature. Chaque Oud a un son unique que seul le luthier sait révéler.
Il ne joue pas du Jean Sébastien Bach ou du Vivaldi, mais sûrement du « Rarmati » enseigné par ses grands maîtres de l’Ecole de Tlemcen qui ne transmettent qu’une musique traditionnelle orale de génération en génération . Les guerres ont pour habitude d’ensevelir ,avec elle , les chants de la vie.
Jusqu’à cinquante ans , il gagne sa vie honorablement, apprécié dans toutes les soirées dansantes de la ville , il est payé parfois au chapeau , et il ramène toujours de quoi faire vivre à une famille de 8 enfants. Il rentre tard , très tard , parfois guidé par sa petite dernière qui le ramène , souvent ivre , jusqu’à la maison . « Allez , ne soit pas en colère », dit-il à la mère de ses enfants ; « il fallait bien trinquer pour s’amuser un peu, et encore, un coup pour la route, une ambiance pareille ça se paie… »s’exclame-t-il titubant jusqu’à son lit…
En 1959 , il a 55 ans , il prend un des derniers bateaux qui le ramène en métropole où l’ attend son groupe de musicien pour son dernier enregistrement. Il meurt d’un cancer du foie deux mois après avoir quitté son pays natal, l’Algérie.
« Les guerres ont pour habitude d’ensevelir ,avec elle , les chants de la vie. » Et l’écriture, la vôtre, les fait revivre, étrangement. Merci à vous !