La peau des noyés, d’abord ansérine, se détache lentement. Le visage se décolle par le front, entraînant les cheveux, au bout d’un temps donné d’immersion. En un seul lambeau. Comme une cagoule qui s’arrache, emportée vers la surface, jusqu’à flotter entre deux eaux.
Des mots qui ne sont qu’à nous : spume, cyanose, protuse. Mes premiers mots. Lexique de médecin légiste.
Je n’ai pas de visage. Je n’ai plus de visage.
Ma mère, il faut que je l’appelle comme cela, donc. Ma mère seule m’a vu. Si elle m’a regardé. Elle a sans doute détourné les yeux. Sa main garde l’empreinte de mon nez, de ma bouche, plaquée qu’elle fut pour étouffer mes premiers cris, me maintenir immergé. Elle a encore la marque dans sa paume de mon visage en creux. Pour toujours. Lorsque je la hante, elle regarde la courbure de ses phalanges exactement selon l’angle de mes joues un peu rondes. La pulpe de ses doigts épouse mon front mou. Elle me sent encore là. Seule à savoir le drame.
A-t-on un visage si jamais personne ne l’a dévisagé ?
Le seul que j’ai offert était sûrement hideux. Visage déformé par le travail. Le crane un peu pointu des nouveau-nés juste après l’accouchement. Violacé par l’effort. Yeux gris. Mon visage jamais vu, aussitôt noyé. Puis celui de mon cadavre gonflé d’eau. J’aurais eu quel visage ? De quelle couleur mes pupilles ? Les yeux rieurs, les larmes. Le nez retroussé puis mangé de vérole, les oreilles aux pavillons irréguliers, le sourire, la moue, la lèvre tremblante. Tout ce qu’elle m’a volé, qu’elle a refusé de me donner.
Les yeux exorbités du noyé. Et les os à jamais disjoints autour des fontanelles où personne n’aura jamais senti mon pouls.
Et la longue liste de ce que je n’aurai pas connu. Le revers doux d’une main sur ma joue. Le feu d’un rasoir. Le reflet dans la glace. La première ride. Les pattes d’oie. Le duvet remplacé par la première moustache. L’acné. La cicatrice à l’arcade sourcilière. Le sillon d’une larme. Un visage est un champs de bataille. Je n’en aurai mené aucune. Perdant magnifique des combats jamais entrepris.
Les mots jamais prononcés.
– Maman, je t’aime.
– Tu es mort quand tu es né.
– Maman, je t’aime.
– Je n’ai jamais vu ton visage
– Maman, je t’aime.
– Ton premier souffle fut aussi le dernier.
Ah oui! Saisissant!
Bonsoir, Vous n’y allez pas de main …morte donc ! Voilà le décollement mené à bien, j’en suis retournée !
C Serre
ah ben là la question du visage est réglée, ça décolle si j’ose dire on sent une histoire qui pousse
Waouw ! Ahurissant et réussi. Même pas glauque… Bravo. Pour une fois bravo remplace merci. Lol
raconter un manque, un manquant, un qui n’a pu
« A-t-on un visage si jamais personne ne l’a dévisagé ? » C’est je crois la question que pose aussi le texte de Jérémie Tholomé, enfin pour moi, et pour ce que j’en ai saisi…