Les archives sont au 4e sous-sol. Nul ne peut y accéder sans accréditations. Une par étage négatif, à quoi s’ajoute la carte indispensable pour entrer dans le hall du bâtiment. Le nombre de cartes disponibles sur le territoire est limité au nombre exact de Serviteurs du Secret. Les équipes de recherche ne sont pas autorisées à s’en voir attribuer, c’est pourquoi elles sont dans l’obligation de maintenir une bonne relation avec le Contrôle qui leur est imposé dès leur constitution. C’est le Contrôle qui entre dans le hall du bâtiment et accède aux archives avec leurs questions. Si ses accréditations sont à jour. Elles sont révocables et régulièrement révoquées sans que nul motif soit invoqué. L’équipe de recherche et le Contrôle doivent alors repasser par le long circuit des demandes, attentes, redirections, refus partiels, reformulations des requêtes, dossiers de justification, attentes… afin d’en obtenir de nouvelles et de pouvoir descendre au 4e sous-sol. Une fois sur place, une simple analyse rétinienne ouvre la lourde porte. Toute visite aux archives est filmée, annotée et consignée dans un dossier conservé aux archives elles-mêmes, dans un niveau supérieur. Tout ce que le Contrôle peut écrire est directement transmis aux différentes instances de contrôle des Contrôles. La Censure du Regret étant, de loin, la plus redoutable. Derrière la lourde porte, la pièce est vide, peinte dans un noir mat qui s’écaille par endroit sur une précédente couche de gris. Il n’y a qu’une seule chaise à la grande table sur laquelle les documents ont été apportés d’avance. La première fois où j’ai entendu ma propre voix dicter dans ma tête, j’ai cru qu’on avait activé un micro dans la pièce, pour un test retors dont la Direction est coutumière. Mais non, c’était bel et bien ma propre voix et jamais nos dirigeants n’auraient pu formuler ce qui se disait là. J’ai alors craint d’être devenue folle et je suis ressortie en prenant les plus grandes précautions pour donner l’apparence de la plus parfaite normalité. La plupart d’entre nous excellent à ce jeu. Bien que je ne sois toujours pas en mesure de comprendre ce qui dicte le texte qui s’écrit, je sais à présent que je suis, tant que faire se peut, saine d’esprit : pas selon les termes de la Direction, qui affiche un positionnement ambigu sur la question de la folie, mais selon d’autres termes qui m’importent davantage. Aux archives, tout en me livrant aux travaux de recherche dont l’équipe m’a chargée, j’écris ce qui se dicte dans ma tête. Je l’écris dans ma mémoire, puisqu’il n’est pas envisageable d’échapper au contrôle permanent de mon ordinateur professionnel et que papier et stylos ont été interdits définitivement par le Censure du Regret voilà plus de dix ans. Des mots comme « coutumière », « ambigu » ou « circuit », si je les écrivais ailleurs que dans ma mémoire me vaudraient d’ailleurs pas mal d’ennuis… et l’accès aux archives me serait alors définitivement interdit. Or, c’est ici, sur la grande table de la pièce vide que ma voix dicte le texte. Je l’écris dans ma mémoire, pour pouvoir le redire plus tard aux rares oreilles capables de l’entendre.