Ce pourrait être un théâtre en noir et blanc, celui de la grande ferme au nom étrange : Rogabodot. Rien que le nom résonne en bichromie, le noir et le blanc du temps d’avant, celui si lointain qu’il nous faisait croire que la guerre s’était déroulée dans l’ombre et le brouillard, qu’il n’y avait pas eu d’été, pas de soleil quand les hommes tombaient dans ou hors des tranchées, contre les barbelés. Sans doute parce que les photos de l’enfance ne racontaient rien d’autre que cette monotonie. Et l’on devait faire l’effort de la petite robe à liséré – rouge, bleue ? –, du pull rayé – marron, ivoire ? –, de la cravate si étroite et foncée qu’elle ne pouvait qu’être bleu marine.
Et c’est à cause de la couleur retrouvée de la robe – gris perle bordée de rouge vermillon – que surgissait le tournis de la ronde, petites mains dans de plus grandes, où les couettes aux rubans assortis volaient dans le parfum âcre de la basse-cour. Mais se mêlaient aussitôt à cette évocation l’image des doigts de la grand-mère autour du pis de la chèvre, statique, soumise à son destin de chèvre, traite deux fois par jour, les doigts agiles remontant et pressant descendant à peine humides du lait jaillissant en saccades dans le seau de métal gris, giclant parfois sur le tablier foncé de la grand-mère, quel âge avait-elle alors ? – soixante-cinq ans peut-être – vingt ans encore à vivre.
Mais s’interposait alors l’image du cheval sur lequel le pépé installait les petites, tour à tour, gamines fières au sourire figé devant le photographe, le percheron large aux pattes à franges, au ventre rond, à la queue fournie, aux paupières baissées, insensible au poids sur son dos, cheval de trait habitué à bien plus dur et plus pesant. Et le pépé au sourire léger, content de faire plaisir, reprenait à deux mains la taille de la petite, la reposait à terre, élevait la deuxième dans les airs pour la faire grimper elle aussi sur le dos de l’animal, et c’est à cause de la couleur de ses sabots de bois sur lesquels le regard se pose incidemment que résonne le bruit familier de leur choc contre la grille sur le seuil, avant que la main ne les frappe l’un contre l’autre et vienne les ranger à droite de la porte, dedans la cuisine.
La cuisine où le parfum du repas du dimanche enivrait les narines dès qu’on ouvrait la porte – et le sourire de la grand-mère au refrain des invités – l’odeur du coq au vin mijotant sur la cuisinière à bois, blanche, point de lumière dans la pièce sombre, et c’est à cause de cette main plongeant dans la cocotte en fonte, remuant doucement la sauce et la viande, alors qu’émerge du plat la couleur sombre du vin, oui, que l’on se dit : ce pourrait être un théâtre en noir et blanc que cette succession de gestes et de bruits, d’hommes et de femmes, dans la ferme au nom étrange, Rogabodot.
Adorable atmosphère