La poussière incrustée dans la moquette épaisse, beige, lointaine clarté de ton assombrie par vingt ans d’usage, de passages de talons, de semelles crottées, irrécupérable. Poil et rebrousse-poil dessinent des ondulations douces et variées, me voici en tailleur puis allongé, genoux râpés, coudes rougis devant mon garage de plastique d’où sort ma flotte, superbe, alignant Vauxhall de 1910, Ford Mustang, 403, 504, CX, DS, GS, Diane, Renault 6 et 12, Pontiac et Cadillac sans nom, Fiat 500, 2CV sur la moquette en ligne, exposition d’un concessionnaire rêvé. La moquette est une plaine que traversent des réseaux d’autoroutes invisibles, des quatre-voies qu’empruntent mes autobus parisiens sur leur parcours établi, immuable, depuis le début des vacances ; lignes sans numéro qui, à heures fixes, desservent des arrêts où les attendent, impatients, des soldats de l’Afrikakorps et des dinosaures gagnés chez Shell. Chaque arrêt a son petit carton avec son nom en capitales manuscrites : GEORGES-CLÉMENCEAU, MARCHÉ, ST-QUENTIN, GARE-DU-SUD, LÉNINE, TRIAGE. De la main droite l’autobus avance lentement. La bouche produit une pétarade de diesel. De la gauche la Ford Mustang le dépasse à toute blinde. Au loin le soleil du matin trace un rectangle sous la fenêtre ; lumière qui, pour une heure, donne une teinte dorée à la moquette sale. L’autobus y trouve son terminus. C’est une plage de sable blanc. Sur le parking s’alignent la Diane, la Ford Mustang, la 403, la GS, la DS des vacanciers, toits cuisant au soleil. Un scintillement doré et voici la mer où plongent les soldats de l’Afrikakorps et les dinosaures de Shell que rejoignent la Schtroumpfette et une bande de pirates Playmobil. Le soleil est généreux, les carrosseries brillent, l’autobus attend patiemment la fin de la baignade. Puis la lumière disparaît définitivement, le sol n’est plus moquette épaisse mais fine couche de linoléum bleu ; l’Afrikakorps est démobilisée, la Ford Mustang envoyée à la casse. Les dalles de lino bleu se décollent déjà et dévoilent, nu, gris, à peine sec, le béton rugueux du neuf, matière de la vie nouvelle. Bien vite le lino devient collant et terne. Les 45-tours, les magazines, les livres de classe à peine feuilletés, les tickets de cinéma en papier-buvard le recouvrent, surface inégale et changeante masquant le sol qu’on ne veut pas voir, cette dureté qui heurte chaque jour. Parfois on nous force à ranger alors, réticent et malheureux, on jette les magazines et les tickets de cinéma. Le lino révélé est dégoûtant et la serpillière qui lui rend son brillant lui ôte le peu de soi qu’on avait pu y imprimer. Ces samedis-là on repense à la moquette sale, à l’odeur de la poussière de son chez soi disparu, au dinosaure de Shell qui, devant la plage déserte, guette l’autobus qui ne viendra pas et aujourd’hui, quand le soleil du matin trace un rectangle sur le parquet sombre, le chat, oreilles dressées, scrute l’écart entre deux lattes, sentant un souffle, cherchant son origine, apercevant un jeu d’ombres souterrain que l’œil humain le plus attentif ne saurait déceler, et je sais qu’il vient de découvrir, juste sous la surface vitrifiée, le lieu affleurant où sont confinées, prêtes à ressurgir, toutes les imaginations anciennes.
Oui. Tout est là, retrouvé.