Elle arrive quelque part par la gare. Elle ne sort pas de suite. Elle reste d’abord sur le quai. Elle pose son sac à dos à ses pieds, garde sa besace en travers et son sac à main coincé entre le flanc et le coude, main agrippée à la bandoulière. Elle laisse partir le train. Elle le regarde partir. Dans son regard se lit une immense fatigue mais le corps est tonique pour l’âge qu’on estime. Elle ne s’affaisse pas. Les épaules tournées vers le train qui s’éloigne sont droites, le menton levé. Seuls les yeux semblent brisés malgré la clarté de leur gris. Le quai est vide maintenant. Elle fléchit les jambes, remet le sac sur le dos d’une vive rotation. On sent que le sac à dos est lourd mais on sent aussi qu’une fois en place il fait corps avec elle. Elle le fait sauter deux fois pour l’ajuster sur les épaules qui n’ont pas fléchi. Elle fait demi-tour, remonte le quai sur une vingtaine de mètres, lentement, en regardant autour d’elle. Elle entre dans le hall de la gare, fait quelques pas, se décale sur le côté et s’arrête à nouveau. Elle regarde le panneau lumineux des départs, celui, plus petit des arrivées. Elle se situe dans la géographie de l’errance. Elle reste ainsi un moment, debout, doc Martens usées ancrées dans le sol, à un demi-pas de la bande rugueuse sensée conduire les non-voyants vers l’extérieur. Elle ne se demande rien, ne projette rien. Elle se fond dans la gare. Par son immobilité, elle en est déjà devenu un mobilier. On se dit que le sac doit peser sur les épaules, que celle des deux qui reçoit aussi la sangle de la besace doit être un peu plus douloureuse, plus tendue. Ses yeux posent leur fatigue tout autour et c’est ça que l’on remarque, si l’on prend le temps de simplement poser ses propres yeux sur elle. On voit un corps fort, vieilli mais fort. Planté là, légèrement décalé de l’axe accès aux quais, sortie centre-ville. Elle, elle est bien plantée. On pourrait se dire encore si on prenait un peu plus le temps qu’elle est bien conservée, qu’on aimerait être comme elle – dont on ne sait rien – à son âge. Mais on ne prend pas ce temps, il a suffit de poser les yeux sur elle pour en voir l’immense fatigue et c’est ce que l’on garde en soi, en sortant de la gare ou en allant échanger son billet à la borne automatique ou en s’engageant dans les escaliers vers les quais B et suivants. Mais quand on se retourne, on constate qu’elle est sortie. Elle est maintenant devant la gare, à nouveau immobile, décalée de la grande porte. Elle observe le dehors depuis le trottoir, le sac presque à toucher le mur de la gare, une gare comme elles le sont toutes maintenant avec un parvis où trams et bus ont pris le pas sur les voitures et où les vendeurs de kebabs ont effacé les cafés où l’on pouvait rester assis face à la gare qui n’était pas encore de verre et de métal. Il suffisait de traverser la rue. Elle est arrivée quelque part et elle se dit qu’elle pourrait être aussi ailleurs. Rien dans ce qu’elle voit, n’éveille de souvenirs. Ou plutôt, elle doit creuser dans le décor, l’effacer, couper l’écran devant elle pour faire surgir le vieux café, la boulangerie, retrouver l’angle de la rue qu’elle va prendre de toutes façons, car elle connaît le chemin. Elle sait où elle va même si elle n’a pas encore vraiment quitté la gare. Elle traverse, droit devant elle, entre les rares voitures puis bifurque. Un homme assis à l’une des deux tables du kebab la regarde traverser. Devant lui est posé une tasse transparente de café au lait froid et très sucré.
c’est drôle de voir que les personnages s’accrochent à leurs sac en arrivant, mon personnage aussi…arriver quelque part avec un peu de soi : son sac.
A un moment, faudra le vider, son sac…
et là, ça rigolera moins
Très drôle ! Tant de personnages qui se demandent où ils vont ou bien dont on se demande où ils vont… Comme leurs auteurs… Hi hi.
chouette, maintenant je sais qu’une proposition découlera de la précédente…
Quelle personnage! Elle est là .
oui Laurent, mais elle n’y était pas avant d’arriver
elle s’est matérialisée en quelques mots 🙂
« Elle sait où elle va »… et j’ai envie de savoir aussi. Je me demande si l’auteur, lui, le sait, vous, Philippe !
Non Marlen
Elle ne m’a encore rien dit et elle n’y est pas encore allée
Je sais juste qu’elle le sait
Moi aussi je veux un personnage qui sait où il va !
il suffit de le suivre
le passage du elle au on, le regard qui se déplace, aussi la lenteur et la ville qui se profile, oui on a envie de la suivre
Comme elle m’est sympathique, cette errante en Doc Martens !
Un personnage qui nous impose son rythme et c’est très agréable!
Devenir mobilier de gare, bigre, heureusement que finalement elle en est sortie ! Votre titre entraperçu un jour et l’image m’ont probablement menée à sortir de gares. Pour aller où?
à part le sac à dos, à part l’âge qui n’est pas précisé chez la mienne, leur trouve un petit air de semblance dans leurs moments d’immobilité et leur air de ne pas très bien savoir dans quelle gare elles sont (bon celle-ci est plus forte et fortement dessinée)
ça m’intéresse comment vous posez le corps du personnage ,comment vous entrez dans sa réalité de personnage,en sortez et continuez de vous poser des questions, dedans/dehors du personnage, par contre je m’interroge sur ce passage : « On pourrait se dire encore si on prenait un peu plus le temps qu’elle est bien conservée, qu’on aimerait être comme elle – dont on ne sait rien – à son âge » , qui parle ?
on ne sait pas… le on est indéfini. Ce peut-être une personne depuis la gare, depuis le train, depuis la rue.
« Elle » donne envie… 😉
« Elle est arrivée quelque part et elle se dit qu’elle pourrait être aussi ailleurs. » Par la magie du: Texte au hasard . Arrive dans cette gare quelque part. On fait corps avec elle. Formidable.
Rétroliens : #L2- Ce qu’elle ne saura jamais – Tiers Livre, explorations écriture
Moi aussi c’est le hasard qui me conduit dans cette gare. Et d’emblée je fais corps avec cette femme. Je suis encore très troublée par l’idée que l’on fasse naître un personnage sans savoir d’où il vient ni où il va. Et dans ton incertitude, tu parviens pourtant magistralement à la camper cette femme, à l’arrimer aux objets, au lieu, à t’y camper aussi. On y est, la fiction est en marche (quand bien même tu ne sais pas où cette femme t’emmène ni ce qu’il y a dans son sac sans doute ;-)). J’apprends…