1 2 3 Soleil Retrouver le sol de l’enfance, celui du paradis perdu, de la terre natale, celle qui m’a construite à l’abri de la guerre, protégée par l’amour de ma grand-mère… Retrouver le sol de l’enfance : je piaffe d’impatience devant le portail rouillé qui tarde à s’ouvrir, qui grince, résiste, mes pieds martèlent, Sol, ta dalle jaune claire – celle dont mes grands parents sont si fiers ; ils disent qu’elle vient de Rognes, ils se taisent quand on s’étonne –, mes pieds se ruent dans l’allée gravillonnée, et aie, un caillou pointu se glisse dans ma sandalette d’été, et aïe, me voilà pieds nus, goûtant, Sol, ta chaleur, savourant ton chatouillis, puis sautant d’une dalle disjointe à une autre – attention, je ne dois jamais poser le pied sur les interstices, il y aurait grave danger –, transformant souvent ce parcours en marelle — 1, 2 , 3, soleil –, oui, Sol, tu es mon terrain et compagnon de jeux, tu me permets de découvrir dans tes plates-bandes de salades les escargots rebondis qui laissent leurs traces scintillantes sur le chemin cimenté quand ils filent (enfin, filent avec sage lenteur) et les crottes déposées sur le paillasson par un hérisson de passage la nuit dernière et de me lamenter car les merles ont fait carnage dans le cerisier et n’hésitent pas, ces polissons, à lancer du haut de l’arbre les noyaux qui rebondissent sur ma tête, sur ton sol, tandis que, ô Sol accueillant, je te grattouille et tu me montres les vers de terre qui te labourent et les graines lovées dans ton terreau qui lancent leurs tigelles vers le soleil et tu me remercies quand je fais couler l’eau du bassin dans tes rigoles et que j’arrose tes fleurs fatiguées par trop de soleil. Retrouver le sol de l’enfance, c’est avancer dans l’espace et le temps passé : grimper l’escalier aux marches usées vers la terrasse encombrée par les pots de fleurs, les gamelles des chats, l’écuelle du chien, les sabots boueux de ma grand-mère-jardinière, les miens proprets encore et à côté mon seau, mes pelles et râteaux, les tas de raisins tombés de la treille, et là tomber à genoux, fascinée par la procession des fourmis qui dessinent pour toi, ô Sol, d’étranges arabesques que tu es seul à savoir déchiffrer, et être distraite par le chat gris qui se frotte à mes jambes, il ronronne, il file à pattes feutrées, il sera mon guide, il te connaît si bien à t’arpenter jour et nuit et derrière lui je file à pas menus le long du corridor au carrelage délicieusement frais l’été dont les tomettes de terre cuite douces au regard sont un peu fatiguées, elles ont connu trop de galopades d’enfants rieurs et l’envie me vient d’exécuter des glissades comme autrefois, dans la même crainte d’être grondée, elles sont si fragiles, ces tomettes objets des soins attentifs de ma grand-mère et dans la pénombre je la devine agenouillée qui à grands cris interdit à hommes et bêtes de marcher sur ce sol délicat qu’elle nettoie, lustre, cire avec vigueur et m’enveloppent les parfums de leur entretien, savon de Marseille, et huile de lin. Retrouver le sol de l’enfance, c’est avancer guidée par le rai de lumière qui filtre à travers les volets clos et fait danser des grains de poussière et chanter ton carrelage de pierre patinée de la salle à manger et m’étonner encore aujourd’hui de tes cabochons noircis et me souvenir de l’insistance de ma grand-mère : « allez, petite, dis avec moi, cabochons, cabochons » et appliquée je murmurai bocachons, bocachons, parfois bambochons, et ensemble nous rions aux éclats, et nos éclats de rire nous entraînaient vers la pièce sombre dite bibliothèque et là nous devions retrouver notre sérieux, il nous fallait nous déchausser, marcher sur la pointe des pieds, effleurer ton parquet à la patine lumineuse qui sentait bon l’encaustique et la cire, nous étions légères ballerines dessinant des arabesques entre les piles de livres dressées par mon grand-père comme des barricades et toi, tu devais ployer sous leur poids, et pourtant non, tu t’autorisais juste quelques plaintes à notre passage et tu nous accueillais dans le coin près de la cheminée où l’hiver des bûches énormes brûlaient, tu nous offrais tapis douillet, coussins bariolés, tu veillais sur notre lecture, ô Sol, appuyée contre toi j’ai étudié la méthode Boscher, avec toi j’ai entendu le vent qui hurlait « Ouvrez les gens ! Ouvrez la porte ! Je suis le Vent qui s’habille de feuilles mortes »… et je me blottissais dans les bras de ma grand-mère et nous étions dans ta chaleur de bois ancien et respectable. Tu étais, Sol, chaleureux et discret, ma grand-mère ronde comme une pomme, douce comme une caille et souvent, fatiguée de trop de jeux dans le jardin ou de lecture, de lettres, de syllabes, d’images entremêlées, je m’endormais et en rêve je me retrouvais dans la cour de la maison, foulant à grandes enjambées ton sol de gravier, me figeant sur place, pieds fermement ancrés en toi, lorsque la sentinelle criait : 1 2 3 Soleil.