#LVME#09/ Salon double

Le salon ne désemplit jamais. Il y a ceux qui attendent cigarettes à la main adossées à la vitre, il y a ceux qui poussent la porte et attendent sur les poufs colorés qu’une place se libère, il y a ceux qui ont été prévoyants, qui ont pris rendez-vous mais qui arrivent en retard, le trafic dans le quartier à cette heure, et qui rejoignent lourdement l’une des chaises qui longent le mur, il y a ceux déjà installés dans un fauteuil, tête en arrière, les yeux fermés, qui profite d’un instant de calme, dans l’odeur du shampoing bon marché, il y a ceux qui se contemplent dans le miroir, se reconnaissent à peine, ou au contraire trouvent qu’ils n’ont pas changé, il y a ceux qui coupent, précis, qui tournoient comme des insectes autour des têtes livrées, il y a les serviettes mouillées, les cheveux qui s’entassent, il y a celle qui balaie, qui passe autour de chaque tête offerte, il y a celle qui encaisse, qui annonce la couleur, le tarif, qui raconte une histoire, qui prend des nouvelles de la famille, il y a ceux qui repartent bredouilles, après s’être endormis dans un pouf, et qui reviendront demain, il y a ceux qui de toute façon ne savaient pas où aller, et qui ont profité de la chaleur des lampes à sécher, il y a ceux qui attendent les yeux éparpillés sur les murs, les modèles de tresses, les visages souriants, les cheveux de jais, il y a ceux qui s’émerveillent devant les photos d’un village, et celle de la famille.

Et puis, il y a ceux qui ne prennent pas la peine de s’inscrire sur la liste des rendez-vous, ceux qui entrent et ressortent avec la coupe inchangée, il y a ceux qui se dirigent tous droits vers la porte du fond, ceux qui ne font que traverser, ceux qui d’un regard entendu des insectes tourbillonnants, ceux encouragés par le sourire de celle qui encaisse, il y a ceux qui s’approchent de la porte du fond, ceux qui frappent doucement et attendent qu’on leur crie “entrez”.

De l’autre côté de la porte, il y a celle qui est déjà là, qui attend assise à une table de cuisine, il y a celle qui regarde la lumière pâle qui traverse la petite fenêtre donnant sur cour, il y a comme un son étouffé de l’autre côté de la porte, une cabine insonorisée, déjà si loin les bruits du monde, les bruits des ciseaux, les exclamations de ceux qui attendent et ceux qui coupent, de celles qui s’impatientent et de ceux venus pour la compagnie. 

De l’autre côté de la porte, il y a celui qui attend lui aussi, qui reste debout et qui fait les cent pas, qui parcourt des yeux le mur dénudé, ici pas de photos, juste de la couleur, des murs fraichement repeints, un jaune safran qui caresse l’oeil, qui finira par s’asseoir, au bord du tabouret resté vide, juste en face d’elle.

Et puis il y a une porte. Au fond de la petite cuisine, derrière la table où elle et lui attendent, où elle et lui se sont servis café, ont fait tambouriner leurs doigts, ont lissé leurs pantalons, ont esquissé quelques mots, comme un début de conversation, un murmure si fin.

Quand la porte s’ouvre, il y a celle qui entre, qui passe précautionneusement sur le seuil, qui dit bonjour à celle qui la regarde, silhouette élancée au sourire doux, il y a celle qui guide la nouvelle venue jusqu’à une petite table, il y a le lit qui longe un mur et qui est recouvert de coussins, il y a celle qui s’y assoit au bord, face à la nouvelle venue sur la chaise en face d’elle, juste derrière la petite table, il y a l’armoire entrouverte dans un  coin de la pièce, il y a les piles de linges que l’on aperçoit bien pliées, il y a dans un coin une table à repasser couverte de linge qui patiente, il y a une table de nuit encombrée de photos, des enfants souriants, et des assemblées austères, des cadres dorés, et des papiers jaunis, il y a la nouvelle venue qui picore des yeux chaque coin de la pièce, il y a l’encens qui finit de brûler et qui embaume l’air, il y a celle qui enfin demande, vous êtes là pour votre frère c’est bien ça? Il y a celle qui prend une grande feuille de papier, qui choisit un stylo, qui se masse une épaule et qui demande, on y va, qu’est-ce que vous voulez lui raconter à votre frère? Il y a la nouvelle venue qui se concentre, qui prend une grande respiration, et celle qui écoute et qui trace aussi vite que les mots qui jaillissent, une belle écriture soignée, qui deviendra une lettre, une lettre pour le frère.

A propos de Céline Bernard

Céline Bernard écrit principalement pour le théâtre, et assez souvent pour les adolescents. Elle a publié aux éditions Théâtrales jeunesse Anissa/ Fragments (février 2019), Demain et Les moineaux, paru au sein de l'ouvrage collectif Divers-Cités (octobre 2016), et une nouvelle, J'ai payé pour ça, au sein d'un recueil collectif aux éditions La Passe du Vent (2009).

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