C’est un personnage commun, mais qui n’est pas un Parisien, une Parisienne en l’occurrence, non c’est une provinciale, une provinciale commune, avec un petit p, provençale même, par choix et pour la vie.
En ce beau jour de novembre, période de soleil de chrysanthèmes de morts et de feuilles rouges, elle va vers sa journée où rien ne l’attend, sinon les tâches qu’elle a décidé de faire et il est bien tard, elle est encore à jeun devant le laboratoire, à trottiner sous le soleil et le vent frais. Soudain sa cheville tourne dans un trou, un trou minuscule de la taille d’un pied, un trou d’usure dans le goudron. La douleur est immense, elle s’appuie à la carrosserie brillante d’une grosse cylindrée, s’excusant auprès du propriétaire qui la regarde, demandant grâce quelques secondes avant que celui-ci ne démarre, percevant immédiatement qu’il y a aussi une chute intérieure, une aspiration vers quelque chose qu’elle ne maîtrise pas. L’homme l’aide à grimper les escaliers du laboratoire, à s’asseoir sur une chaise, et s’en va promptement. Elle a le temps de remarquer ça, le promptement. La chute intérieure la happe, des images rapides comme dans un film accéléré défilent, elle ouvre soudain les yeux et sent sous elle le sol, elle est adossée à un mur, des silhouettes sont penchées autour d’elle et la maintiennent, le corps ne répond pas, il est mou, elle demande à vomir et chute à nouveau dans ce tunnel d’images accélérées, comme tombant d’une tour dont elle verrait défiler les étages, irrémédiablement emportée vers le bas, dans une autre matière d’être, chaque fenêtre de la tour révélant une parcelle de ses occupations, préoccupations, présence des défunts, présence des vivants, ciel arbres, mélange désordonné et foudroyant de ses rêves, de son corps et de sa vie.
Elle revient sur la civière du camion de pompier, ouvre un œil mais voir le monde la route et la file de voitures derrière le camion sont insupportables, demanderait bien au pompier dont elle perçoit la présence de lui donner la main pour garder l’ancrage dans ce réel d’un trajet vers un hôpital, elle sait qu’une main d’humain la maintiendrait dans le camion rouge, mais il lui reste du contrôle et de la distance alors elle ne demande pas, elle vomit encore et sombre encore dans la densité de cette matière d’images, sans aucune maîtrise du voyage qui sans doute est intérieur, mais jamais l’intérieur n’a été si vertigineux, si infini, si incontrôlable et si vide de perspectives. Elle est emportée, c’est tout.
Elle revient dans un box, elle revient pour vomir puis repart, puis revient pour vomir puis repart, tâchant après quelques heures d’ouvrir les yeux, ne voyant que du blanc, devinant autour d’elle des personnages, lesquels sans doute s’occupent d’elle, mais elle n’en est pas sûre, elle sait qu’ils sont là et parfois pas, l’un d’eux rit à un moment donné, elle arrive à se demander si c’est d’elle mais la conclusion est immédiate, tout ceci n’existe pas ou n’a pas d’importance, elle entend qu’on lui demande de bouger sa cheville, mais la cheville ne répond pas, là aussi ça dit que ça n’a pas d’importance ou que ça n’existe pas, alors elle repart dans son blanc, elle repart par confort, facilité, choix, dans son blanc, dans cette autre matière présente en son intérieur ou dans le box elle ne sait pas, en tout cas une matière qui est là, maintenant stable, étale, feutrée, brillante, nacrée, immobile, immaculée.
Elle revient pour vomir, s’aperçoit qu’elle est seule, se dit que s’il faut mourir elle est prête, enfin elle ne sait pas vraiment, elle sent que le voyage vertigineux est terminé, elle sait qu’elle est là dans un box, incapable d’évoquer la matière ou la non matière qu’elle a explorée, mais bien dans la merde, car le corps s’est vidé, et là l’ancrage revient lentement et par nécessité: il faut parler, il faut le dire, il faut ouvrir les yeux, faire l’effort d’ouvrir les yeux, il faut bouger le corps, il faut remercier les humains qui la hissent vers le son, le froid, le box jaune, la faiblesse du corps, il faut terminer ce voyage car il arrive à son terme : elle est dans le sous-sol d’un hôpital de rase campagne, aussitôt stockée dans un couloir.
là aussi, chez toi, cette chute à l’intérieur du corps, une terrible descente jusqu’au fond
et j’ai connu souvent ce pied qui lâche, le corps au sol, la douleur, le départ vers l’hôpital, tout le paysage dans les vitres de l’ambulance, on ne sait jamais comment ça va se terminer, le blanc dans la tête, la douleur, et puis…
merci Valérie pour ton exploration
Un tel vertige et plus qu’un enfoncement, une chute dans le corps dont on ne sait où elle s’arrêtera. Merci pour cette acuité-là
Un enfoncement dans le corps qui a lâché, qui lâche, qui lutte, dans une matière blanche qui aspire. Demander à tenir la main de l’homme, beaucoup aimé cette lueur d’espoir qu’elle représente dans le texte. Un texte tout différent des autres. Merci, Valérie.