Le train au départ
de Saint-Lazare direction Ermont
le train au départ de Saint-Lazare direction Cergy ligne L ligne J direct jusqu’à Asnières omnibus Pont-Cardinet Clichy-Levallois
Asnières-sur-Seine Bécon-les-Bruyères Les Vallées ce passage d’une minute avec les voies
de garage en éventail avec le
poste A le poste B les rails courbes
d’aiguillage les digitales qui
poussent là où rien ne circule
les géomètres en gilets jaunes
le SERNAM déteint sur l’entrepôt en brique les wagons à bestiaux les cônes de ballast sous la pluie cette emprise qui s’enfonce dans Clichy
avec ses Intercités normands à l’arrêt
ses petits gris remisés ses
locomotives sans wagons Le 18
septembre 1906 5 rue des Cailloux la maison collée aux rails c’est là qu’il est
né[1] les vapeurs direction Rouen Dieppe Fécamp
la suie autour des yeux de Jean Gabin
18 septembre 1906 l’existence débute là l’existence avant le cor dans
l’harmonie municipale[2] avant le service à Strasbourg avant le mariage de 1930[3] avant celui de 1933[4] avant le garage de Constantine[5] avant la tôle des avions Bloch[6] 18/09/06 le premier cri à cent mètres le pont d’Asnières le traversant au couchant voici La
Défense le verre que le couchant irise l’acier que le couchant argente à cent mètres du pont le cimetière sous
les marronniers – pour les couleurs choisis ta saison – l’omnibus comme le
direct le dépassent à vitesse moyenne
c’est là que dort depuis 1990[7] l’enfant
de 1906 ce que la J et la L enjambent c’est le
passage d’une vie de quatre-vingt-quatre ans huit cent cinquante mètres du berceau à
la tombe huit cent cinquante pas un de plus.
[1] Quelques photos prises en 1998 avec un appareil jetable. À l’époque le pâté de maison était intact : bloc de quatre petits immeubles aux façades écaillées avec un air de provisoire qui s’éternise. La plupart des habitants en attente de relogement. Image de la porte cochère ouverte. Image des pavés disjoints brillants de pluie. Image du caddie désossé dont les enfants se servent comme d’une luge. C’est donc ici qu’il est né. Ici que naîtront Marinette en 1909 et Louis deux ou trois ans plus tard – Louis qui mourra en bas âge, Louis dont je n’ai trouvé nulle trace aux archives. Retour sur les lieux en 2015. Du pâté de maison n’ont survécu que deux immeubles. Alentour on a construit un skate-park et une tour de bureaux au toit végétalisé. Une main sur la façade qui s’écaille, sur la porte d’entrée en bois, sur les marches inégales de l’escalier sans lumière. En 2019 que reste-t-il de tout cela ?
[2] Il existe une image. Je ne l’ai pas inventée. Une image format carte postale où sont réunis sur trois rangs les gars de l’Harmonie Municipale. Il a treize ou quatorze ans. Il est au premier rang avec son cor calé sur la cuisse. Je lui ressemble. Surtout depuis que j’ai perdu mes cheveux et que mes joues se sont creusées. Sur l’image je vois le chef, debout, avec son col cassé et son air important. Quel âge ont les gars de l’Harmonie ? Quinze, vingt ans. À l’école en 14-18 et trop vieux pour être mobilisés en 39. Génération passée entre les gouttes de sang. Cette image je ne l’ai pas inventée. Elle est un jour passée entre mes mains. Le drapeau en satin brodé « HARMONIE MUNICIPALE DE CLICHY-LA-GARENNE » je l’ai peut-être ajouté d’images d’autres harmonies mais mon grand-père, son cor, son air de jeune homme sage, je les vois comme si j’avais la photo sous les yeux. Résolution : quoiqu’il en coûte, un jour il faudra forcer la porte de l’entrepôt qui contient cette image et tant d’autres choses qui comptent. Alors nous verrons ce qu’en l’absence de traces la mémoire a construit d’inventions de réconfort et ce qui vibre encore entre les mains.
[3] Un jour de 1994 aux archives municipales. Entre les mains l’in-folio des Naissances de 1906. Le noir persistant des encres d’alors est magnifique. Voici l’impensable mention consignée en marge par l’officier d’État-Civil. Un mariage. Un premier mariage. Le nom de l’épouse, sa date de naissance. Son décès, en 1931. Le nom est rare. Renseignements pris sur minitel vingt personnes le portent dans le même village alsacien. L’idée qui en découle : rédiger une lettre, l’envoyer à chacun en leur demandant : Que gardez-vous de cette jeune femme soixante ans après sa mort ? Et, dans cette mémoire, est-il une place pour mon grand-père qui n’aura pu qu’effleurer le récit familial ?
[4] Les fauteuils profonds de la mairie de Neuilly-sur-Seine. Ici mes grands-parents se sont mariés en juillet 1933. Domiciliés chez la mère de pépé, tout près, 25 rue du Pont. Les années passent sans qu’on prenne la peine de s’y rendre. 2017. Des immeubles de bureaux aux façades vitrées ont remodelé la rue. Les hommes en costume vont et viennent sur le trottoir, clope au bec, à l’heure de la pause. Au bout de la rue, de l’autre côté du fleuve, La Défense. Pas un centimètre de la rue du Pont de 1933 n’a survécu. Reconstituer immeubles, trottoirs, chaussées, magasins. Reconstituer l’appartement où vécurent quelques mois pépé et mémé avec l’affreuse belle-mère sur le dos.
[5] Une visite aux Archives Militaires de la Seine. Son dossier rassemble ses états de service, le déroulé de ses années de conscrit, sa mobilisation de 1939 sur le site de Suresnes de la Société Nationale des Constructions Aéronautiques du Sud-Ouest, ses adresses successives. De son séjour de quatre ans en Algérie, le séjour de son premier mariage, le séjour de son veuvage, j’apprends l’adresse : 18 rue Damrémont, Constantine. Imaginons le jeune homme de 22 ans quittant Levallois et les garages où il travaillait pour en ouvrir un à son compte. Le jeune homme parti tenter l’aventure algérienne, manches relevées, Celtique au bec, le front déjà dégarni et les yeux bleu acier. Quatre années là-bas. Le temps d’ouvrir son garage. Le temps de se marier avec une Alsacienne. Le temps de la perdre et de retraverser, sans doute à contrecœur, la Méditerranée, pour refaire sa vie en métropole. Pépé a aimé l’Algérie et les Arabes, les paysages découverts à moto, la ville de Constantine. Se figurer ce que le joueur de cor de l’Harmonie de Clichy qui n’avait connu du monde que Paris et la Champagne de son service militaire a pu vivre, de 1928 à 1932, là-bas.
[6] Ce cahier qu’il conservait dans le tiroir de sa table de chevet. À la main les noms de tous les constructeurs automobiles dont il se souvenait. La liste de tous ces ateliers installés entre la Zone et Levallois dans les années 1910, 1920, avant la production à grande échelle des bagnoles. Cette liste qu’il sortait du tiroir pour la lire à voix haute à qui voulait l’entendre. Tous ces noms qui ne nous disaient rien. Tous ces ateliers où il a appris à modeler la tôle. Cette liste constituée à mesure que lui revenaient les noms anciens. Un seul me revient : Deguingand. De tous les constructeurs établis entre la Zone et Levallois c’est le seul à avoir reçu un nom de rue. Reconstituer la liste perdue et, de là, espérer sentir le métal, le verre, la gomme et le bois que travaillaient les ouvriers d’alors.
[7] À 10h45 les roues du corbillard remontent l’allée principale en s’enfonçant dans un tapis de feuilles collantes. Ce qu’on enterre ce matin c’est des chansons, les centaines de chansons qu’il connaissait par cœur et fredonnait du matin au soir. Cette formidable mémoire des airs que braillaient les crieurs de son enfance, le haut-parleur des premières radios, les écrans des premiers parlants. Cet homme avait la tête pleine de couplets/refrains entraînants, d’airs à danser à deux sur les parquets cirés. Voilà ce qu’on enterre ce jour. Dans le silence qui accompagne l’inhumation aucun canon possible. Personne dans la famille pour se rappeler les paroles. Silence, oubli. Personne ? Personne, moi le premier. C’est le silence qui nous rassemble, lui horizontal, nous verticaux, ce matin d’automne.
J’aime bien ça !
Espère avoir autant de pistes avec mes textes un peu vides, où seront cachées les hypothèses, je ne sais,
mais les votre concrètes, solides et pleines de nouvelles hypothèses me resteront en tête,
Catherine SERRE
J’aime beaucoup. Sentiment de me trouver devant un livre possible déjà bien construit …