Durance Barja, dit-elle en tendant la main à la fille au bord du canal, le canal Herengracht puis, les yeux dans les yeux l’air de réprimer un fou rire : Barja féminin de Barjo. Voix rocailleuse.Vieille. Vieille et magnifique s’est enflammée la fille. Un peu sorcière sans doute, espérons. Oui des yeux étranges, vert très pâle, en contraste avec le brun de la peau. Un brun à la gitane. Petit feutre vert bouteille avec voilette déchirée, en équilibre sur la tignasse bicolore, blanche aux racines, rousse aux pointes. Des godillots d’allure. Jupe à larges fleurs dépassant du manteau en mouton brodé à l’afghane. Top. La fille l’a suivie. C’est pas loin, juste en face, de l’autre côté du canal, l’enseigne lumineuse qui clignote en bleu, Hôtel des 2Rives, les deux, il y en a une autre, d’enseigne, au-dessus des fenêtres du quatrième, sous le toit. Suffit de passer le pont. Quelqu’un a accroché à la rambarde une affiche, avec des fils de fer. Un visage jeune, entouré d’un halo de cheveux frisés à la Angela Davis, le col du blouson de jean relevé. Fille ou garçon ? Le mot DISPARITION est écrit en bas, et en plus petit toute personne etc… avec plusieurs numéros de téléphone. Sur la porte de l’hôtel, entièrement vitrée :
FOLK HOTEL
BAR
GOOD FOOD
à grands traits de peinture blanche. D’énormes lunettes de soleil papillon décorées de petits brillants masquent le haut du visage de la femme qui s’est retournée pour maintenir la porte ouverte (elle a dû les chausser sur le pont dans la nuit qui tombait). Un nez assez long, très droit, aux narines ouvertes, comme sculptées dans un bois brun-rose, du merisier par exemple. On l’appelle aussi cerisier sauvage. Le réceptionniste dort, mains et front posés sur son pupitre, une paire de petites lunettes rondes cerclées de métal repliées à côté. Ne les a pas vues passer. Ne sursaute même pas quand la grille du vieil ascenseur retombe lourdement après qu’elles ont franchi la double porte battante aux vitres et montants d’acajou. L’appareil s’est mis en branle au doigt ganté de cuir noir appuyé sur le bouton portant le numéro 4. Le grand miroir au fond de la cabine lambrissée reflète la même grille et la même double porte à chaque étage à chaque étage à chaque étage à chaque étage jusqu’au quatrième. Le long du couloir abricot. Les portes défilent des deux côtés, toutes pareilles, toutes ouvertes (à quoi sert l’énorme trousseau de clefs qu’elle trimballe à sa ceinture), au fond de chaque chambre, dans l’axe de la porte, des parois de miroir se faisant face se reflètent elles-mêmes, multipliant les pièces à l’infini sur un axe perpendiculaire. Le long du couloir abricot. L’hôtel avait été fermé quelques années auparavant, à la suite d’une sombre histoire. Jamais élucidée d’ailleurs. On le disait hanté. Mais racheté depuis peu, entièrement rénové et modernisé sans rien perdre de son cachet par une Française qui a fait de cette réputation sulfureuse – non sans humour – un argument publicitaire : Hôtel de charme – ascenseur lambrissé – 17 chambres avec salles de bains – Meublées et décorées avec goût – TRÈS CALME – FANTÔMES ACCEPTÉS – Parc réservé – Vue sur le canal – FAÇADE BAROQUE. C’est vrai que la façade vaut le détour, avec ses étroites fenêtres aux balustrades en fer forgé et ses colonnettes torsadées, elle tranche sur le front continu des immeubles en rayures verticales de teintes pastel le long du canal. Le long du couloir abricot. Les chambres – enfin ce qu’on en aperçoit au passage – sont tendues de tissus précieux, tapissées de papiers peints d’excellence, garnies de bibelots rares venus des quatre coins du monde. C’est que la patronne a beaucoup voyagé, c’est peut-être une espionne ? une petite femme exubérante en tous cas, très mondaine et qui aime bien les garçons. Le long du couloir abricot. La dénommée Durance Barja y est comme chez elle, avançant d’un pas dansant dans ses godillots, gestuelle rock star mâtinée de flamenco sur une musique psychédélique et nasillarde qu’elle vient de déclencher d’un petit transistor rose à sa ceinture accroché à côté des clefs pour accompagner son slam : Barja est mon nom féminin de Barjo / Comme Dieu trop célèbre j’ai pris un pseudo, (sa voix rocailleuse elle la tient de sa grand mère, une Rakoczi, famille noble de Transylvanie dont un des membres, elle l’a mentionné comme en passant, sur le pont, fut le Comte de Saint Germain qui se trouve être un de mes arrière-arrière cousins, bien que je ne puisse parler de lui autrement qu’en disant mon frère de Saint Germain) et cette grand mère noble à la voix rocailleuse était devenue gitane par amour pour un bohémien qu’elle avait suivi dans une roulotte à l’ancienne tirée par un cheval ce qui déjà, à l’époque, était assez rare. Le long du couloir abricot. Un papier peint vert pâle un peu gris-bleu comme porcelaine soyeux comme une peau une seule fleur par panneau longue tige s’élançant du sol et la tige et la fleur ombrageant un tableau vivant, des corps enchevêtrés avec l’élégance d’un bas-relief au temple de Khajuraho tandis qu’une petite fille étendue sur un lit-bateau en acajou, ses grands pieds dépassant, est plongée dans le général Dourakine, une édition illustrées de gravures pleine page, ici la Papovski tombant dans la trappe aménagée par le général. Le long du couloir abricot. Des chambres contigües communiquant entre elles par deux portes plaquées l’une contre l’autre et garnies d’un tissu marron. La manœuvre est délicate, Durance Barja tient l’une ouverte pendant que la fille passe l’autre. Tout de suite à droite en entrant, une guitare nue, debout contre la table, muette. Bleues les tentures bleu dur bleu moyen bleu encadrant l’alcôve, une alcôve de don Juan. Parfum musqué. Le fond de l’alcôve figure une vitre de train. Trompe-l’oeil très bien : des corneilles dans un paysage de neige par une illusion d’optique dans l’autre sens d’ici. Poudoum-Poudoudoum Poudoum-Poudoudoum distillent de minuscules haut-parleurs cousus dans les rideaux. Odeur de tabac anglais. Tintement métallique qui pourrait être le choc d’une chevalière ornée d’un petit diable, un petit diable avec ses cormes contre le métal d’un gobelet, oui c’est un gobelet. D’argent ouvré. Un peu de porto ? dit l’homme penché sur quelqu’un dans l’ombre de l’alcôve. Il sourit surtout avec les yeux. Des yeux jaunes, peut-être à cause de la couleur des lampes le long de la voix ferrée. Jaunes-dorés, la pupille cernée de bleu, des yeux de chat. Riants comme des collines. Il faut être amoureux pour réussir un feu, redit l’homme souplement bondi devant la cheminée. « Laissez le groom fermer la porte » suggère la plaque sur le montant central de la double porte vitrée que Durance Barja a ouverte en appuyant sur le bec-de-cane torsadé, la fille se glissant derrière elle pendant que le battant se referme tout seul, lentement, très lentement (elle pense à l’azalée, c’était toujours elle qui le portait à l’anniversaire, à chaque anniversaire l’azalée) jusqu’à se poser en douceur contre l’autre avec un petit clic. Alors deux fenêtres dont l’une est ouverte, un voilage blanc palpitant sur le canal Herengracht dans une pièce toute en longueur aux parois recouvertes d’un haïk en épais velours représentant une série d’arcades d’un blanc cassé sur fond bleu roi, assis sur un seau en bois, un homme coiffé d’une grande toque d’astrakan verse un jet de thé brûlant en tenant haut la théière au dessus des petits verres, il marmonne dans une langue inconnue : c’est dur de trouver sa place dans le monde. Puis il retourne le seau maintenant plein d’une eau fumante il y plonge en se recroquevillant si bien qu’il disparaît complètement. Quand il ressort les fille lui dit qu’est-ce-que vous êtes souple. La grande et vieille porte à la peinture marron écaillée est fermée. (Voilà donc la raison d’être du trousseau) une clef énorme, aux dimensions de la serrure. Durance attire la grande et vieille porte vers soi tout en tournant la clef, comme pour l’amadouer, réchauffer son vieux cœur grinçant et elle s’ouvre d’un coup sur la lumière aveuglante d’un patio pavé de zelliges. Le long du couloir abricot. Une poignée en bec-de-canne d’argent ouvré gainée d’un manchon blanc dont la base est cannelée et le bout arrondi piqué d’un clou doré dépasse d’une lourde portière marron, en velours côtelé, une enfant hurle à pleins poumons, ses petites mains agrippées à l’étoffe, la pièce est plongée dans le noir, Miles Davis joue « so what » pendant qu’un portillon d’époque, de ceux qui flanquaient autrefois les quais du métro, peint en vert avec une grande plaque rouge sur laquelle se détachent en blanc les mots NE PAS TENTER DE PASSER PENDANT LA FERMETURE, est en train de se fermer justement, et Durance a sauté par dessus. La fille l’a imitée très facilement, elle en est elle-même étonnée vu qu’elle est normalement sujette au vertige elle s’émerveille de pouvoir voler quelques instants les genoux joints avant la galipette arrière pour la descente à atterrir en plein dans un plat de charcuterie en mosaïque de mosaïques de rondelles de saucissons au salami rose fardé de galantine brune aux yeux verts entre les rayures oranges et blanches du jambon de Bayonne et le rose pâle du jambon cru sur le brun presque noir de la table autour de laquelle ça rit beaucoup ça parle fort, ça verse du vin de plusieurs bouteilles (une cave bien garnie) personne ne fait attention à la fille, pas même le maître disposant d’une chaise au haut bout de la table, elle se sent en pleine forme, toute prête pour l’amour, en symbiose totale avec le texte scandé par la voix rocailleuse je suis une Don juane séducteuse baisante / bacchante mante errante en désordre vivante / casanovate sans cravate on m’appelle… Durance ! (vocifère quelqu’un dans les infra-graves qui font la fille se retourner d’un coup mais il n’y a personne) la voix rocailleuse a pris de l’avance, déjà à franchir sur un coup de tête une porte-fenêtre donnant sur le jardin panoramique d’un papier peint d’exception, en haut du cadre s’enchevêtrent les branches de la vigne et juste en dessous, comme faisant partie du même dessin, les tubulures entrecroisées de l’armature du barnum sur le blanc éclatant de la table de jardin comme une lune. Le long du couloir abricot. Un miroir de Venise au lourd cadre d’argent reflète exactement – au point que le cadre du miroir parait être celui du tableau – un Shunga de l’école Tsukioka Settei (deux femmes enlacées, celle du dessus, en demi-quatre-pattes, presse son visage sur celui de sa partenaire couchée sous elle et dont les jambes haut relevées laissent voir les fesses, la vulve offerte et un début de toison noire. Une longue écharpe, d’un noir plus intense, marque les femmes à l’endroit de la taille, fondant les deux corps en un seul élégant animal. Et dans la partie gauche du tableau, l’homme, un genou en terre, le corps légèrement penché en arrière comme pour prendre son élan, pointe vers la vulve offerte une verge énorme). Face au tableau et donc sous le miroir, une femme est assise sur un sofa jaune, devant une table de jeu marquetée d’un décor de losanges imbriqués allant du jaune clair de l’olivier au brun-rouge de l’amarante en passant par l’orange du poirier. Le cartouche du plateau inférieur, à l’intersection des pièces de bois reliant deux par deux les quatre jambes bien galbées, porte l’inscription souvenir de Marrakech. La femme interroge les tarots disposés en croix au son d’un quatuor de Shubert (la jeune fille et la Mort), elle ne voit ni n’entend les deux passantes. Le long du couloir abricot.