Quel jour sommes-nous ? Un jour sans école. Comme chaque matin ma mère me réveille, mais une lumière plus vive passe par les interstices du store. Déjà habillée elle me donne mon thé et ma biscotte beurrée, Je la trempe pour le plaisir de la voir se ramollir et se déformer avant de finir au fond de mon verre. Oui, chez nous le thé se boit dans un verre, vieille habitude polonaise. Sur la table recouverte d’une toile cirée imprimée de grappes de raisins mauves, que je peux détailler de mes yeux à demi clos, combien de grains par grappe ? je compte tous ceux que je peux toucher de mon bras tendu, attentive à ne pas renverser mon eau chaude. Après une toilette de chat, j’enfile les habits préparés sur la chaise pendant que maman prépare les gamelles pour le repas de midi pour nous trois, mon père, elle et moi. Nous allons à l’atelier de confection, travailler. J’y coudrai des boutons sur de vieilles chutes de tissus en attendant la fin de la journée. Nous descendons nos trois fois dix-huit marches dans une cage à la lumière blafarde. Passée la loge de la concierge après y avoir déposé les clés, enfin la rue, à gauche toute. Pas de métro, trop long avec ses changements, nous marchons, en passant devant mon école maternelle, je suis heureuse, ce n’est pas un jour de classe. Tiens aujourd’hui nous traversons un square immense au portail métallique qui grince, quelques bancs verts en bois, des petits arbres blancs de poussière, et des graviers qui sautent dans mes souliers. Je ne dis rien, trop contente de rester avec ma mère. Un trajet interminable pour mes gambettes. C’est près du marchand de journaux que nous prenons l’allée de pavés gris irréguliers sur lesquels je me fracasse parfois les genoux. Puis enfin cette entrée inquiétante aux escaliers de bois délavé et dépourvus de quelques lattes… Je comprends maintenant que c’est le jeudi que je vais « travailler » à l’atelier, au fond ce moment de marche me permet de partager avec maman ce court instant, surtout quand, trop rarement, elle me donne la main. Les jours de pluie mon père sort sa voiture enfin quand je dis sort, comme elle dort dehors garée dans la rue, je veux dire mon père sort ses clés et nous accompagne en voiture, mais là il prend une autre rue qui descend, rue du c
Chemin Vert sans verdure, vers l’avenue de l’église et tourne à gauche, je ne vois pas le square, il prend le boulevard et on arrive très vite dans l’impasse pavée, ça fait des bonds et je dois me tenir à la poignée. Il gare la belle 203 Peugeot noire, qui sent la cigarette, mon père fume jour et nuit.
Je reprends souvent le chemin de l’atelier et la course me paraît plus courte, je ralentis pour rester aux côtés de ma mère. Parfois je passe par le square du Général Guilhem, aux dimensions d’un mouchoir de poche – aujourd’hui je sais lire la plaque avec son nom –, alors que ma mère le contourne pour éviter les cailloux. Avant de tourner dans l’impasse Bon Secours au coin du boulevard Voltaire au tristement célèbre métro Charonne (1962), je m’achète un journal de Mickey et je délaisse aiguilles, boutons, tissus. Je sais maintenant assez bien coudre…
A Paris quand j’y suis, je refais ce parcours d’une vingtaine de minutes, je m’égare au Bon Secours. Depuis, un portail à code sépare l’immeuble de l’atelier devenu Ateliers d’Artistes, de l’avant cour. Je retrouve instantanément l’odeur de l’huile des machines à coudre et celle de la vapeur des vieux fers à repasser au gaz. Au coin le marchand de journaux a disparu et je cherche encore les traces de nos pas sur les pavés que rien ne saurait effacer.
La 203 noire, puits à souvenirs