1 /Comment Diaz est devenu poète
Le jazz était partout. Le Diaz n’était nulle part. Le cousin guitariste prenait toute la place. Diaz, sorte de Dupont-Durand, mais gitan jusqu’au bout des ongles – qu’il ne rongeait pas – trop occupé par son frein qu’il rongeait énergiquement – espérait qu’un jour, il pourrait, sans frein, sans entrave, dire enfin ce qu’il avait à dire. Vint le temps où il n’avait plus de frein du tout, en roue libre, les choses pouvaient se mettre en place – il avait quelque chose à dire – quoi ? – au moment de sauter le pas, il ne savait quoi dire – il fallait un élément déclencheur.
Dans le bar d’Aubervilliers, un afghan est entré./ Coiffé d’un bonnet en forme de tiare, il cachait sa barbe noire, frisée dans un châle passé sous le bonnet et rabattu des deux côtés, comme une banale écharpe./ Max ôta le tout, laissant l’hiver à la porte du bistrot et commanda un demi d’une bière luxueuse. / Diaz osa lui adresser la parole :
– Toi, tu as trouvé la solution…
– A quoi ?
– Au froid…
Une fois dépouillé de ses cache-nez, Max n’était pas plus Afghan que Diaz. Le bonnet en laine écrue avait été crocheté en quatre heures, entre Le Puy en Velay et Paris par sa compagne. Elle y avait glissé quelques mèches brunes qui dessinaient des oiseaux. Le châle venait d’Argentine, en pure laine de vigogne, chaude et légère comme un duvet. Il était rectangulaire, beige avec des nuances fauves ; une belle pièce. / Chez Max, le plus difficile à situer était son âge… à cause de la barbe qui lui mangeait les joues jusqu’au ras des yeux. Si on le lui demandait, il répondait invariablement “ trente ans !”
– Tu es ?
– Diaz, poète urbain. /Il avait osé, il l’avait dit, Aubervilliers, la France, pouvaient respirer.
2 /Poète, à quoi ça sert ?
Seule la mélancolie avait poussé Max vers ce bar où il buvait sa bière à grandes goulées ; il vida le verre en un instant puis commanda un bourbon chambré. Après la bière exotique, Diaz songea à une nouvelle excentricité.
– Tu pourrais prendre un grog,… par ce temps
– Écoute, le bourbon c’est comme un voile qui vient cacher les vieilles blessures. Chaud, c’est une vapeur lourde, de fond de vallée, qui remonte par tous les pores et parfume la peau que tu glisses dans les toiles. / Il se mit à l’écoute des conversations de ce bar. Il scrutait les visages. Diaz s’attendait à le voir sortir un carnet pour y noter des mots, y griffonner une caricature,… matériaux… Diaz encore une fois se lança comme s’il avait rencontré un terrain sûr où prendre appui. Il songeait à son nouveau rôle : poète urbain.
« Paris glacé se figeait dans des brouillards ternes. Les rencontres se faisaient à la surprise, chacun surgissant plutôt qu’allant. Sur le pont de Bir Hakeim, un haut fonctionnaire croisa le clochard qui le tapait tous les matins. L’homme, rougeaud, soufflait… Le Chef de Bureau détourna son regard, fit dix mètres, sortit un petit porte-monnaie, et revint sur ses pas pour donner une pièce au bonhomme qui le remercia.
Était-ce le remord ?
La question térébrante : “ mais où dort-il de ce temps là ? “
Un pur réflexe, charité chrétienne ? (Le chef de bureau était protestant)
La vérité brutale : “ je quitte mon appartement cossu. J’ai la chance d’aller au ministère à pieds ; celui là erre dans le quartier jour et nuit…? “
La peur : “ un de mes collègues voit tout depuis sa voiture coincée dans l’embouteillage…?” »
« C’est bien, c’est bon, pas encore un chef-d’œuvre, mais ça tient. Tu en as d’autres de ce calibre ? »
– Quelques-uns, j’en fais quoi ?
– Tu te lèves, vas-y, vas-y, lève-toi, puis tu balances ton poème. Tu passes le chapeau, tu verras à l’usage, à l’usure…
3 / Diaz n’est pas au bout de ses peines.
Max a depuis longtemps quitté le bar d’Aubervilliers. Diaz, poète urbain fait la plonge, fréquente les cours du soir de Vincennes, déclame ses meilleurs textes dans le bistrot familial, fait passer sa casquette de marlou. La télévision régionale vient le filmer en plein « slam » du jeudi soir, face aux habitués goguenards accoudés au comptoir. En souvenir de Max, il se met au Bourbon chambré. Après chaque gorgée, il inspire une bouffée qui envoie ses vapeurs vers les alvéoles pulmonaires, comme il eût inhalé la fumée d’une cigarette. Il lui vient des larmes de douleur-plaisir, comme une houle aux frontières de l’insupportable qui lui fait soupçonner autre chose… qu’il découvre sur le marché d’Aubervilliers. Un grand Sénégalais expose une vingtaine de masques sur une bâche étalée au sol : « Ça, c’est du Cameroun, ça c’est du Mali – beaucoup de beaux masques au Mali – ça c’est Côte d’Ivoire – Diaz s’était figé devant un masque, haut-relief d’excroissances symétriques cornant la face disparue, disposant un réseau de cactées tordues devant le visage évacué. /
Il soupçonne un pouvoir derrière ces objets.
Il soupçonne un pouvoir derrière ses mots (ses masques).
Il n’est pas certain de le découvrir.
4 / Où l’on verra Diaz se tirer d’un mauvais pas.
Son choix de la ville, des banlieues où il a grandi poings en avant semble paradoxal – ou tout au moins limité – à ses auditeurs du jeudi. Il les entend plaider pour la nature, la romance, les cimetières marins. Diaz n’a jamais vécu dans l’ailleurs – les fluos du bar familial, son soleil – les platanes au bord de l’Ourcq, sa jungle inépuisable – les pigeons, ses fous de Bassan. Diaz ne voit qu’un moyen d’en sortir, passer aux aveux, instiller encore plus de banlieues (et de violence), de paysages tours-barres, d’abris-bus érotisés par la pub pour accéder à ce quasi statut revendiqué dès le premier jour. Ses meilleurs textes (La Misère, Saxo Blues, Raffiot Bourré…) témoignent de cet ancrage qui le projette alors sur le devant de la scène.
5 / Diaz et la difficile question du réel.
Deux extraits, l’un de Victor Hugo, l’autre de Henri Michaux placent Diaz face à la question du réel.
Victor Hugo
« Gall amant de la reine alla, tour magnanime / Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes »
Sous ces deux vers, Diaz cherche quel réel se cache. Ces holorimes confirment pour lui la découverte de Saussure : « l’arbitraire du signe ». A l’écoute de ces deux phrases, il est incapable de décider laquelle désigne quoi exactement, comment son désir de parler des villes, des banlieues peut-il être comblé à coup sûr par ses propres paroles – en nombre limité qui plus est ?
Henri Michaux
« Il l’emparouille et l’endosque contre terre / Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle »
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Diaz, perplexe, comprend les mots fabriqués par le poète. Le Grand Combat se déroule sous ses yeux, il regrette presque le titre qui oriente les images mentales. Professeur, il eût proposé la lecture à sa classe pour vérifier sa découverte. Il venait de passer de l’arbitraire des mots entendus à l’arbitraire des mots lus. / De l’arbitraire à l’imaginaire… il n’y avait qu’un pas.
Diaz, libéré du poids des mots, avance masqué, il connaît maintenant son immense pouvoir.