Il y a longtemps, j’ai été
désiré. Non totalement désiré. Conçu avec volonté. Conçu avec un peu de
réticence. Né dans une maternité. Pas été allaité. On m’a emmailloté. Enregistré
à l’état-civil. Je suis resté trop souvent à pleurer afin de me calmer. Entré
dans une famille avec amont (déjà là) et aval (prévu). Cherché à faire porter
mes cris de faim ou de douleur. Réussi à exprimer mon contentement. Passé un
temps considérable à dormir. Mangé des aliments de plus en plus solides. Pris
de la taille et du poids. Réussi à me tenir debout et à marcher. J’ai répondu à
toutes sortes de stimuli avec entremise humaine et avec machines. Peu à peu ouï,
entendu, écouté, compris, parlé. J’ai commencé à prendre de l’âge
régulièrement. À un moment, j’ai été connecté à une machine noire et bruyante
pendant la nuit.
J’ai travaillé mes tables de multiplication et l’alphabet et les phonèmes du
français et même un peu d’allemand. Su lire avant d’entrer en classe. Entendu
très précocement le son bizarre de ma voix enregistrée. Ai été filmé avec une
caméra huit millimètres. Regardé des dessins animés et les bobines d’archives presque
immédiates projetées dans la cuisine. Adoré l’école primaire, ma maîtresse et mon
maître. Étudié la géographie. Étudié l’analyse logique, la grammaire, la
syntaxe, les conjugaisons. Lu et écrit chaque matin des leçons de morale. Sorti
pour les leçons de choses. Tout seul, j’ai pleuré quand j’ai compris « Le
Dormeur du val ». Ai eu peur d’un vrai fantôme avec toute l’école un jour.
Aimé ma première petite amoureuse. Arpenté des journées entières avec elle et
ses frères et ses sœurs les rues du village et les chemins de la colline. J’ai
écrasé de petits scorpions noirs. Tué une perdrix en lançant une pierre au
hasard dans un champ. Jamais été bagarreur, sauf en famille. Jaloux de mes sœurs,
blasé devant mon frère. J’ai lavé la vaisselle. Essuyé la vaisselle. Rangé la
vaisselle. Regardé la télévision chez la voisine les jeudis après-midi. J’ai lu
des magazines pour enfants et des livres d’espionnage et des livres de guerre
et des livres de contes. Suis allé tous les étés en camping. J’ai détesté tout
en étant heureux. Bizarre.
J’ai dit « bonjour ». Dit « merci ». Dit « s’il vous
plaît ». Dit « au revoir ». N’ai pas entendu « je t’aime ».
Tout le reste, entre-temps, d’une grande banalité intime et obscène comme ce
qui précède, soit ma politique de vie jusqu’à l’écriture de ce texte, aura été
la continuation de ma guerre contre les non-aimants par d’autres moyens :
avoir été artiste et avoir eu des enfants, par exemple, ou bien avoir jeté tous
mes livres délibérément.
En ce moment, je me prépare lentement à mourir lentement. Je guette des signes
vagues. Je demeure dans l’attente sans véritable objet. J’ai du mal à passer un
quelconque seuil. Je ne bouge presque plus. Je somnole en réfléchissant et je dors
et je veille très mal. Je ne prononce que le strict minimum de mots. Je ne
retournerai jamais plus dans un travail salarié. J’hésite à me désintoxiquer
une troisième fois. L’impression d’être en guerre constante me fuit de jour en
jour. Je ne me renseigne plus que sur des détails insignifiants. Je n’ai pas la
force de chercher des nouvelles de ce monde dans lequel je suis toujours en vie
de basse intensité. Je ne sais pas vers où tourner mes regards. Mon train de
vie traînant est encore entraîné par la force d’inertie qui suit l’avant-dernier
coup de frein. J’attends des messages, des réponses aux miens, et je clique des
milliers de fois sur ma boîte de réception-déception. J’écoute une infinité de
musique de mon lever à mon coucher. Les réactions des personnes qui m’entourent
ne me touchent malheureusement que très peu et ne sont guère opératoires. Je me sens lacé dans une camisole très
strictement douce et, le plus souvent, très strictement puante. Je n’aurai
jamais abordé qu’aux confins du « je t’aime ».
le plus beau but d’une vie, la fin souhaitée, mourir lentement (mais doucement) et bien entendu le mal pour passer quelque seuil que ce soit – comprends (comme de sortir pour les leçons de chose, moi j’y ajouter me planquer sous le bureau quand fallait aller à la messe)
Belle réponse à la proposition… avec aussi la variation dans la taille des blocs
Merci, Brigitte !
J’ai bien aimé écrire un court bloc-pivot entre les dix premières années et le présent.
Nos vies sont banales, mais jamais la façon dont on les vit et dont on les écrit… Ce texte me touche…
Touché en retour ! Merci à vous, Françoise. Le parti-pris me semblait un peu casse-gueule…
Très touchée également par l’humanité de votre texte. Merci Fil Berger
C’est moi qui vous remercie, Déneb ! L’exercice m’a paru éminemment compliqué à réaliser, Handke ayant déjà pris toute la place…
et toi tu as trouvé ta place entre les lignes de Handke. merci pour cette belle tranche d’humanité, Fil. je t’embrasse.
Je t’embrasse itou, Vincent !
J’ai écouté la proposition et dans la foulée lu votre texte très touchée par vos mots et le passage opéré entre passé et présent, l’émotion passe par la force de vos mots, quand on lit les auteurs on se demande souvent qu’est ce qu’on peut écrire de plus et puis notre propre singularité émerge vous avez su trouver une belle place
Caroline, vos mots à vous me font très plaisir. Un grand merci pour votre lecture !
la vie de basse intensité, les confins du je t’aime et tant d’autres textes en gestation dans celui-ci… je les attendrai !
Merci beaucoup, Jacques, pour votre lecture… et pour les directions que vous m’incitez à suivre !
J’ai lu votre texte, lu et relu encore et encore.
Merci pour votre lecture, Jean-Yves !
Ai lu et relu plusieurs fois votre texte très prenant, émouvant, le relirai encore
Un grand merci pour votre lecture, Muriel. Je vais le continuer, sur le conseil de François.
Est-ce vous ? des parts de vous ? Toute cette mélancolie qui ébranle… on a envie de vous prendre dans les bras, de vous bercer ou plus simplement de vous murmurer des choses douces…
Chère Françoise, d’abord un grand merci pour votre douceur !
Oui, c’est une vision de moi passée par le prisme des mots.
Il est des choses-mots que l’on retient parce que fort : l’obscénité… d’un propos à peine soulevé en ce qu’il pourrait offenser. Oui, il y a là dans votre texte tant de pistes à suivre autour de ce que vous estimez comme tel et qui, pour moi, me le fait lire sous un angle plus ardu qu’il n’y paraît. Merci pour cette lecture !
Je vous réponds tardivement, car je viens seulement de voir votre commentaire, qui me fait me poser des questions. Et je vous en remercie sincèrement.
J’ai envie de faire un texte plus long et de le donner à lire à un acteur (suggestion de François Bon).
Je crois qu’il faudrait que je la dise, cette continuation de ma guerre contre les non-aimants par d’autres moyens. Tirer des pistes manquantes détachées-attachées à l’obscène de l’intime.