#06 commencer par la fiction

Commencer par la fiction, trois fois

Le griot, le doigt sur la bouche pendant la visite de la traboule, achève sur un ton confidentiel : c’est là qu’a eu lieu, le crime du siffleur, au troisième, un jour de juin 1939. Le siffleur, c’est comme ça qu’on l’appelait, Hervé Champier ; un cheminot employé aux chaudronnerie d’Oullins qui sifflait tout le temps, un joyeux drille, poche percée, rentrant souvent chez lui après avoir essuyé plusieurs bocks, s’en suivait des gueulantes avec sa femme qui travaillait aux usines de la Rhodia sur la colline de Vaise. Un matin, le quai des orfèvres appelle le commissariat central de la Guillotière ; ils viennent de recevoir les aveux d’un certain Champier, ivre mort, qui s’accuse d’avoir tuer sa compagne, qu’il aurait jeté après dans la Saône, il aurait pris ensuite un train pour Paris où déséspéré, il enfile verre sur verre. Après vérification, c’était pas en 39 mais juste après la guerre, en 46, c’est pour ça que l’histoire est passée entre les mailles, un moment flottant, les crimes de droit commun passaient après les crimes de guerre. La victime n’était pas sa femme mais sa maîtresse; sa femme l’a toujours soutenu en allant le voir régulièrement à la prison centrale de Perrache. Après l’amnistie de 48, ils ont quitté le quartier. Et Il ne vivait pas au troisième, mais au quatrième et demi, avant qu’il y ait eu toutes ces modifications d’appartements avec les cagibis réunis et les demi étages raccordés et des bâtiments communicants. Cet immeuble est un vrai gruyère. On ne sait jamais où on se trouve.

On sonna un matin chez les Perrault, c’est Madame encore en peignoir qui ouvrit. La visiteuse se présenta comme une ancienne locataire, Nathalie Sapon ou savon ou salon. Très prolixe, demandant si elle pouvait revoir ce lieu chargé de souvenirs où elle avait fait ses études. Autour d’un café offert à la bonne franquette sur la table de la cuisine, collante et pleine de miettes, la vaisselle du petit déjeuner encore dans l’évier, elle s’épancha très émue auprès de son hotesse. Cette arrivée inopinée avait enchanté Madame Perrault toujours friande d’histoires. En tournant son café, Nathalie Sapon, lui confia que c’était ici qu’elle avait rencontré son mari, elle partageait alors l’appartement avec un fiancé gentil mais plus convenu, étudiant en droit qui devait reprendre l’étude de son père à Chaponost. Sacré immeuble, les portes toujours ouvertes avec les voisins, à l’époque on fumait toujours sous les coursives, c’est là qu’elle avait rencontré Saladin qui vivait dans l’autre bâtiment. Elle soupira en remerciant Madame Perrault de son hospitalité. Mais jJe me demande si je ne fais pas un peu un amalgame avec un article que j’ai lu récemment dans le Progrès, dans les brèves, où une certaine Nathalie dont le nom se terminait en on, avait été interpellé pour cambriolage ; elle entrait toujours sans effraction en se présentant comme une ancienne locataire revenant sur les lieux de sa jeunesse.

À l’ordre du jour de chaque assemblée de la copropriété figure la servitude de passage de la traboule. La traboule est un terme qu’on ne relève que dans la région, c’est un passage traversant les cours d’immeubles et permettant de passer d’une rue à une autre. Transambulare, passer à travers. Initialement deux entrées sont possibles pour rentrer et sortir, l’une en bas de la colline et l’autre en haut. Une vrai traboule mais qui n’en est plus une : au fil des années, les habitants du dessus ont progressivement privatisé le passage, en mettant une serrure, une clé, un portail fermé réservé pour le dessus du panier, les personnes vivant en haut. Si bien que les occupants du bas sont contraints de monter toute la colline qu’ils pouvaient avant traverser et couper par l’immeuble. Si tout le monde a progressivement abandonné ce passage du Nord ouest, ce n’est pas le cas de Jacques Tillon qui en a fait son cheval de bataille, une affaire de principe ; la chose publique doit le rester. Si les habitants le soutiennent dans sa lutte contre la propriété abusive jusqu’à à l’assister dans son attaque à la masse ou aux pétards, des serrures, ils ont renoncé, sachant qu’aussitôt cassée, la serrure est changée. Il voudrait bien engager une procédure mais les autres occupants ont déjà bien assez de mal à faire face à toutes leurs échéances, alors s’engager dans un litige… Pourtant Jacques Tillon persiste en écumant les archives à la recherche du plan de cadastre attestant de son bon droit. L’avis défavorable donnée par une avocate spécialisée sur le sujet, Véronique Duchesnay n’a pourtant pas entamé son combat. Il la soupçonne de collusion d’intérêts avec le voisin du dessus, Directeur de la boite Confiance en Confluence. Il a des documents prouvant qu’elle serait leur conseil principal. Peut être que ce dernier point est à vérifier car Jacques Tillon voit des correspondances partout, il paraît qu’il fait même des cauchemars de passe muraille.

A propos de Hélène Boivin

Après avoir écrit des textes au kilomètre dans un bureau, j'ai écrit des textes pour des marionnettes à gaine et en papier. Depuis j'anime des ateliers d'écriture dans des centres sociaux et au collège. J'entretiens de manière régulière ma pratique auprès du Tiers-livre.

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