Il fait chaud, il fait toujours chaud à Bordeaux. J’ai passé une mauvaise nuit, une saleté de mauvaise nuit, à cause de la chaleur et du bruit. C’est comme ça, il y a des hasards malheureux, peut-être qu’il en existe des heureux, je ne sais pas. Au début j’ai cru qu’on était bombardé, pendant cinq minutes je me suis demandé qui nous attaquait, mais après le rythme m’a rassuré, les militaires ne massacrent pas en rythme. Ce matin dans le journal j’ai compris la raison de ce feu d’artifice, je ne savais pas qu’on faisait des championnats de monde de feu d’artifice. Il a fallu que cette nuit, le champion du monde de pyrotechnie fête son titre dans le parc d’à côté. Le champion est originaire de la ville. Je ne sais pas ce que cela fait aux habitants, peut-être qu’ils en sont fiers ? Et ce matin, je n’ai même pas pu avoir un café, le service commence à huit heures. Huit heures, ce n’est pas une heure pour commencer le service. Tu respectes les clients, tu commences vers six heures, sept heures au plus tard. Je sors prendre l’air frais, ça, c’est possible. Je prends mon téléphone, je consulte les réseaux, je regarde vers le bas de la rue et puis je commence à photographier les boutiques fermées, la perspective de la rue, les façades, un jeune serveur sort des tables devant un petit restaurant. En me retournant vers le haut de la rue, je vois passer des piétons, ils sont loin, ce ne sont que des silhouettes, ils traversent au croisement de la rue où je suis et de la rue Sainte-Catherine. Une jeune femme tourne et se dirige vers moi, je la prends en photo, elle tient en laisse un chien au poil clair. Je devine qu’elle est jeune à sa démarche, ses vêtements. Elle s’approche, et je découvre que je ne m’étais pas trompé, elle doit avoir vingt-cinq ans, elle est en short, elle a une jambe qui porte des tatouages, c’est un chiot qu’elle promène. Je commence à photographier le chiot, je regarde la jeune femme et je lui dis pour la rassurer :
— Je photographie votre chien.
— Vous n’avez pas le droit.
— C’est votre chien que je photographie.
— Non, je ne veux pas. Il fallait me le demander.
— Mais je n’ai pas à vous le demander.
— Si vous devez me le demander.
La jeune femme regarde vers le restaurant plus bas et dit au jeune serveur :
— Lucas ! Appelle Jacky !
— Vous délirez. Je suis dans mon droit.
— Vous vous croyez tout permis, vous vous servez. Vous vous prenez pour qui.
— Je ne vole rien. J’ai le droit de prendre en photo qui je veux, tant que je ne publie pas.
— Jacky ! Jacky ! Lucas, putain, dit à Jacky de venir.
— Vous avez le look de gauche mais la tête à droite.
— Toi t’es un exploiteur, un capitaliste, tu te sers, on est du bétail pour toi.
— Je n’exploite personne, j’utilise un droit.
— Le droit de prendre, sans demander, le droit des hommes, macho de service, tu ne te rends même pas compte de ce que tu fais.
— Je prends en photo un chien, un chien, vous comprenez ?
— Jacky ! Bordel, qu’est-ce qu’il fout.
J’entends un « Quoi ? », je regarde vers le bas de la rue et je vois Jacky qui vient vers nous.
(D’abord le titre. j’ai écrit il y a quelques semaines une nouvelle: Les chiots. j’ai cru un instant qu’elle était tombée dans l’écran)… j’aime beaucoup la montée en puissance du texte. De cette nuit percutée à ce jour adouci qui pourrait basculer en cauchemar. C’est tendu et prenant.
Tendu comme une laisse, ce dialogue, où ça se débat des deux côtés à la fois… Mais qui la tient finalement ? Un prise de photo qui se révèle microcosme… malin !
merci Philippe.