Maintenant ils sont dans le jardin, l’espace compris entre la lisière du parc et la véranda. Ils font le tour du propriétaire. Abel a dit : Allons faire le tour du propriétaire. Une manière comme une autre de respirer un air plus frais. Béatrice a renchéri : j’ai besoin de me dégourdir les jambes. Alors ils arpentent cet espace un peu à l‘abandon, chacun mû par des impulsions différentes.
Accroupi, jambes écartées, les pieds dans la boue, regardant à travers le reflet de ciel dans la flaque, tache bleutée dans l’argile brune, agitant le bâtonnet arraché à la branche du noisetier pour créer une bouillie épaisse et sale. Le bras vecteur de rage rentrée, occultant les bruits de voix de la véranda, cachant sa bouderie, sourd aux éclats de rires qui fusent derrière lui aussi haut que le gros ballon rouge.
Abel s’est reculé de dix pas et observe la façade pour y déceler les endroits où le crépi s’est effrité, repérer là où la peinture s’écaille, l’usure du temps. Les mains dans les poches, planté sur le sol irrégulier, il évalue.
Tu triches ! Il a calculé la distance, réglé la puissance de son bras, visé précisément entre les deux chaises de métal qui limitent la cage. Il est sûr de marquer. Cette horrible chipie avec son petit rire sardonique le déséquilibre d’un coup d’épaule et sautille sur place, réjouie. Roulant sur l’herbe encore humide après l’averse, mêlée de bras et de jambes, enchevêtrés, ce n’est presque plus un jeu, même si comme d’habitude il n’y aura pas de vaincu ni de vainqueur, seulement le jeu rituel de deux lionceaux jumeaux.
Béatrice a plongé les mains dans le fouillis des branches de groseilliers qui ont envahi le mur mitoyen, qui ont proliféré sans retenue et se sont chargés de grappes de fruits gonflés de soleil. Elle retrouve un goût d’enfance et égrène les baies vermillon – ou est-ce plutôt carmin ? – du bout des dents, la tête penchée en arrière. De temps à autre elle émet un petit grognement de plaisir. Bientôt il ne sera plus possible de retrouver leur saveur acidulée alors elle en ingurgite un maximum pour en garder un souvenir plus précis.
Frottant les taches verdâtres sur sa peau, elle s’écarte brusquement et voit de dessous ses paupières la silhouette en contre-jour qui grandit derrière la grande baie vitrée. Vite, vers le potager, derrière les rames de haricots, près de la source où se cache le crapaud.
L’ombre portée des arbres du parc dont les branches débordent sur le jardin et dont le duvet ouaté jonche le sol, a presque absorbé la silhouette de Colin. Il est persuadé d’apercevoir à nouveau l’étincelle fauve de l’écureuil. Aux aguets, et comme au ralenti, il glisse sous la ramure, sensible au moindre tressaillement du feuillage, espoir et déception mêlés. Vous vous souvenez quand papa nous disait de ne pas marcher sur les planches ? La voix de Béatrice comme une bulle de savon qui explose. Les « planches » du potager, là où leur père traçait des « routes » pour y semer les graines. Les mots de l’enfance avaient changé de sens en grandissant. En un instant les trois enfants avaient réapparu, les deux aînés et le petit cadet lorgnant leurs jeux de grands ou le nez au ras de l’herbe arbitrant la course de deux escargots.