Près de la maison blottie au creux du vallon, l’air est dense et léger à la fois. On pourrait le toucher du doigt, la respiration se fait plus précise. À l’écoute de cette étrange sensation qui virevolte entre les frênes et le vieux pêcher, elle avance jusqu’au muret d’enceinte, épiant les frissons, l’onde ténue du souvenir qui monte doucement en elle. Elle a couru depuis le haut du vallon, là où l’air est encore frais des bourrasques venues de l’océan qu’on aperçoit encore avant de descendre vers la maison. Sa respiration s’adoucit, elle prend le temps d’observer les jeunes pousses de frênes et les premières fleurs du pêcher que son père a planté à l’automne dernier, pour porter chance et prospérité à son nouveau foyer : « On fera de belles compotées à la saint Denis, octobre sera sucré !«
Sous la première fenêtre, les pots de céramique vernissée reflètent tendrement les lueurs du matin déjà bien entamé. Dans leur giron, les hortensias et l’azalée de Mamie s’épanouissent aux premiers rayons de printemps, tels des nouveau-nés dans un berceau capitonné. Après le muret fraîchement bâti par son fiancé devenu son mari, elle frissonne du plaisir de le savoir bientôt là, l’onde du désir monte doucement en elle. Elle passe sans un regard pour les pots de terre tout juste ramenés du marché de la ville, « ils attendront bien quelques jours encore les boutures d’hortensias et l’azalée remisée en attendant que les rayons de printemps les accueillent au dehors ».
Comme pour enrubanner l’instant d’une faveur satinée, la brise de sud-ouest effleure une mèche effrontée au creux de sa nuque. Elle salue le jardinet du regard, tangue quelques secondes, hésitant sur la sente herbeuse avant d’atteindre l’allée de graviers, trop sonores sous les pas. Elle doit quitter ici le monde des pensées et des images anciennes, pour basculer dans le présent, l’immédiat, le tangible. Elle voudrait s’attarder aux contrées oniriques, mais déjà le portillon grince son « bienvenue » habituel, confirmant la concordance des éléments avec ses ressentis. Réajustant à la lourde tresse quelque mèche de cheveux vagabonde au creux de sa nuque, elle traverse le jardinet en friche, sautille d’une dalle à l’autre en évitant de glisser vers la terre boueuse, « il faudra aligner ces pierres avant que quelqu’un s’y torde une cheville et arranger un portillon pour marquer l’entrée dans notre « propriété », pour nous protéger des importuns ».
Elle se hâte le long du mur, s’efforce d’ignorer l’impatience qui la prend maintenant de retrouver la chaleur du foyer après sa longue marche. La main sur la poignée de la porte d’entrée, elle hésite encore un instant. Le seuil, poli par deux siècles d’allées et venues, attire ses pensées vers l’avant, quand les sabots raclaient les pierres grises et heurtaient le lourd vantail pour accompagner la main calleuse qui actionnait la clenche. Il fallait de la force, ou alors être pressée de se débarrasser d’un fardeau, d’une lassitude, d’une tâche à accomplir, pour accéder à l’intérieur du logis. La porte d’entrée poussée d’un geste ferme, elle franchit le seuil de granit en laissant cogner ses sabots contre le lourd vantail qui peine à s’ouvrir en grand. « Il n’a pas eu le temps de regraisser les gonds, c’est qu’aux champs les bêtes et la moisson l’auront accaparé ».
Elle repense à ses aïeules, leur vie de labeur, leur regard qu’elle n’a pas connu. L’air doit être le même qu’alors, épais de tous les soupirs, vif de tous les espoirs. Elle marque un temps infime avant d’accéder à l’intérieur du logis, pensant aux jours lointains où, sa vie bientôt achevée, elle aura pour ce lieu le même regard confiant qu’elle a en cet instant, riche de tous les espoirs, heureux d’une destinée à accomplir. « Un jour, plaise à Dieu que ma petite-fille habite ici. »
Il y a, dans ces temps lents prélevés à différentes époques, la force de l’attente et la solidité de l’irrémédiable. C’est comme ça que je le lis. Une ode au temps. J’aime cette pierre.
Merci d’y avoir accordé un instant, Jean-Luc !
Oui, c’est le fondement de mon travail d’écriture, je m’en rends compte à chaque nouvelle proposition, et essaye d’y persévérer de mieux en mieux !
« Elle repense à ses aïeules, leur vie de labeur, leur regard qu’elle n’a pas connu. L’air doit être le même qu’alors, épais de tous les soupirs, vif de tous les espoirs. »
Très sensible à cette transmission des gestes liés à une maison qui porte tous les âges et ne fait que vieillir en regardant vivre ces femmes et ces hommes évoqué.e.s sans rien exiger que les corvées du temps présent.
Eh bien voilà, tu l’as ta 4 et laquelle ! Bravo, Gwenn. Superbe dispositif et disposition. C’est la forme qui convenait pour nous donner ce lieu ancien et les personnes qui y ont vécu. Je partage les avis de Jean-Luc et Marie-Thérèse. Merci.
J’aime beaucoup l’émergence du désir parmi les plantes, leurs saveurs de plantes, et puis la cheville qui risque de se tordre… l’écriture rentre dans le corps… merci fort Gwen, et aussi pour vos encouragements, c’est super de partager nos lectures 🙂
Merci @Marie-Thérèse, Anne, Françoise, vos mots me touchent et résonnent à travers les lignes…
À bientôt se-vous-nous lire-lier encore 🤗 !
Ces deux temps entrelacés, le mot « espoir » qui vient les resserrer, leur donner encore plus de force, la beauté du lieu. Quel texte formidable !
Je saurai plus tard si ce lieu est celui qui mène au personnage de la proposition 2 ou s’il est différent et quel est le lien avec la reconnaissance de ce corps du texte précédent. Que de mystères à percer, Gwenn ! Merci !