: Aurais-je déjà vu une foule bigarrée dans ce que l’on qualifie généralement une foule ? Définition de bigarré : qui a des couleurs variées. On peut dire que cela se tient. Mais ce n’est pas l’impression que j’ai de la foule car pour moi elle est grise. Je me souviens de deux mouvements de foule à vingt ans d’écart. C’était sur les Champs-Elysées. La première foule était une foule des années 80, une foule qui venait voir le feu d’artifice du quatorze juillet. La deuxième foule était une foule de l’aube des années 2000. C’était le passage à l’an 2000. Alors on peut dire que ces foules étaient bigarrées mais pour moi, elles représentaient une énorme masse grise qui se confondait avec la couleur de l’asphalte. Oui car moi, quand je regarde une foule, je regarde immanquablement le sol, l’endroit où je marche. Inutile de vous dire qu’en fait, je n’aime pas la foule. A peine aurais-je vu cet homme s’extirper de cette masse grouillante lorsque j’ai passé l’an 2000. Il s’appelait Jean et il était tout gris lui aussi. Je veux dire que, pour l’occasion, il avait revêtu un costume gris, un costume Hugo Boss pour les beaux gosses. Oui, on peut dire qu’il était beau. Il portait bien le costume. Nous, nous étions plusieurs filles avec des robes pailletées. Des robes noires. Nous étions tous endimanchés pour passer le cap de l’an 2000 et le cap de la trentaine. Nous étions trois jeunes femmes qui avions décidé de monter à la capitale pour braver le bug de l’an 2000 en affrontant une foule bigarrée comme on écrit dans la presse généraliste et qu’on ne sait pas quoi dire pour qualifier une foule alors que généralement, la foule est bêlante. Donc, Jean-Hamid est sorti de cette foule bêlante pour s’approcher de notre petit groupe de filles. Nous étions toutes des Orléanaises, un peu plouc mais pas trop quand même. Juste ce qu’il faut de plouc pour nous rendre sympathiques de manière universelle. Nous tendions toutes les trois à la sympathie universelle. Jean-Hamid nous a prises toutes les trois par le cou alors que nous marchions sur le trottoir des Champs-Elysées. La foule grise continuait à déambuler alors que nous étions arrêtées avec Jean-Hamid qui s’est spontanément présenté. Il s’est présenté à Sandrine. Visiblement il était intéressé par elle, belle brune pulpeuse aux allures de gitane avec ses gros anneaux dorés aux oreilles et son écharpe vermillon qui entourait sa chevelure et son cou. Tous ces visages indistincts dans cette foule, cette masse humaine qui ne forme plus qu’une seule et même entité. Nous nous extirpons du flot des passants pour respirer et reprendre notre souffle. Jean-Hamid est accroché à Sandrine. On dirait qu’ils sont prêts à partir pour vingt ans de vie commune. Bonjour je m’appelle Hamid avait-il dit avant de corriger par enfin, je m’appelle Jean-Hamid Fleurieau. Et Sandrine s’appelait Sandrine Laurent. Les Laurent-Fleurieau allaient connaître vingt belles années matrimoniales jusqu’à l’avènement du Covid. Mais pour l’instant, on fête l’an 2000 et on a du mal à respirer à cause d’un mouvement de foule qui fait paniquer les plus petits, ceux qui ont le visage pris dans la masse sans pouvoir hausser la tête et respirer. On perd son écharpe, on perd une chaussure et on manque de se délester de son sac. L’étau se resserre, on passe dans le boyau, les poumons ont du mal à atteindre toute la cage thoracique. On manque d’être étranglés dans ce mouvement de foule où on perd tous ses repères. On peine à respirer, le flot de la foule nous aspire comme dans un tuyau d’aspirateur. On marche comme on peut puis soudain la route s’élargit, on tourne sur soi-même, on se déroule après s’être enroulés sur deux cents mètres. La foule est bigarrée et mordorée. On arrive sur les Champs-Elysées. Le feu d’artifices a sonné les douze coups de minuit. On est en l’an 2000. Sandrine et Jean-Hamid en prennent pour vingt ans.