L’encre noire
Tu es toujours surprise quand j’éteins la lampe. Mais c’est simple, tu existes uniquement dans le noir, quand je ne vois pas, à ce moment rien n’empêche ton existence. Tu devrais me parler plus souvent, j’aimerais que tu me surprennes, qu’à l’ombre d’un immeuble quand je marche dans une rue, ta voix envahisse l’espace, que la nuit dans mon lit tu viennes me susurrer à l’oreille des mots tendres. Tu me demandes pourquoi dire. Je ne sais pas, pour moi, la question n’est pas de dire, mais d’entendre. Tu souris, je ne te vois pas, mais je le sais, je le sens, tu souris. Tu ne viens qu’à mon appel, sûrement par délicatesse. Je t’ai vu l’autre nuit, tu m’as demandé de ces nouvelles. Tu avais l’air de t’inquiéter, moi aussi je m’inquiète pour lui. Mais je pensais que ton rôle était de me rassurer. Tu me dis que tu n’as pas de rôle. Je pensais qu’on avait tous un rôle, bien sûr je change de costume, la vie me le demande, je pensais que le rôle allait avec le costume. Tu regardes ma vie, je regarde la tienne, c’est un drôle de jeu. Tu veux savoir, je veux savoir, tu veux voir, je veux voir, tu veux entendre, je veux entendre, tu veux me toucher, je veux te toucher, pourtant il y a ce noir qui nous empêche, cette encre noire qui nous unit. Tu poses mille questions, tu me parles comme si j’étais encore un enfant. Comme s’il y avait mille possibles. Je souris, je crois que c’est peut-être cela que j’attendais, ce regard-là. Celui qui me rendait fou, celui que tu m’offres maintenant. Il me caresse, je t’offre le même. Lui me le donnait, lui me l’a donné, je ne sais pas s’il te voyait quelquefois. Il ne m’a rien dit, jamais, pas un mot, une tombe. Le temps est passé, le noir est venu. Je commence à voir dans le noir, dans ce liquide, cette encre, je trempe mes mains, puis avec, je m’asperge le visage, et je plonge. Tu vois ces gros poissons argentés, je devine leurs masses éclairées par la lune à la surface. Ils nagent lentement autour de nous. Regarde, celui-ci, tu pourrais le toucher. Tu me demandes s’ils sont dangereux. Tu as peur pour moi. Ils ne sont pas méchants, tu ne devrais pas t’inquiéter, je ne crains rien, maintenant je les connais. Ils nagent dans le passé. Plongeons, il y a trop de lumière, allons au fond de l’encre noire, cherchons les mots, ensemble.
je crois que ça s’annonce comme un cycle «musique»… impressionné…
Quel texte ! Merci pour ce dérangement constant des mots et des images qu’ils créent et défont. On lit et on relit encore !
Une belle plongée. A lecture, on flotte, on se sent tout léger. Évanescent presque. Merci pour ce beau texte.
merci
C’est magnifique (la question n’est pas de dire mais d’entendre). Très touchée. Merci Laurent
Texte très dense. Je lis et relis , comprends de plusieurs façons, vous mettez des mots sur quelque chose de fort. « Le temps est passé, le noir est venu. Je commence à voir dans le noir, » suivi de » dans ce liquide, cette encre, je trempe mes mains…je plonge » alors je relis encore.