codicille : à savoir qu’ils le sont toujours et dans tous les cas de figures, mon cher Platon.
La jeune fille assise sur le sofa, tête appuyée sur les coussins, semblait rêver. Sa petite main caressait la tête du grand singe assis à ses pieds, et dont le visage aux yeux clos exprimait… irradiait… je n’ai pas de mots pour…. Nous autres humains sommes si jaloux de la supériorité que nous croyons avoir sur les autres créatures. Et pourtant, à regarder ce couple si bizarrement apparié, un seul mot s’imposait à l’esprit : l’amour. Ces deux-là s’aimaient, voilà. Nous les observions à travers la glace sans tain qui nous séparait de la vaste pièce dont nous avions fait la chambre de Max, une pièce soigneusement calfeutrée et insonorisée. Max est ce jeune orang-outang, on s’en souvient encore, qui a défrayé la chronique en assassinant bestialement deux femmes dans une maison de la rue Morgue. Mon ami Dupin l’a racheté à son propriétaire, il souhaite étudier scientifiquement l’animal, ses réactions, sentiments, raisonnements, fussent-ils à l’état primitif, avec la même attention et le même respect qu’il aurait pour un humain. Ce n’est pas la moindre étrangeté de mon ami que de mettre au plus haut les capacités cérébrales de l’homme, sans pour autant mépriser les perceptions des créatures que nous appelons des animaux. Il professe que les bêtes ont d’autres moyens d’expressions qui nous échappent mais n’en sont pas moins réelles. Il parle de « l’intelligence » des singes ! il parle de « la solidarité » des éléphantes… D’après lui, toutes les mutations de l’humanité ont eu lieu suite à l’interaction d’autres espèces, dont certaines seraient venues d’autres planètes. Évidemment je suis sceptique mais, connaissant l’intelligence de mon ami et son érudition qui dépasse de loin la mienne sur bien des plans, je ne peux qu’être curieux des résultats de cette expérience. Et c’est ainsi que Max est entré dans notre vie. Il y est entré dans une grande caisse, nous n’avions pas envie que les voisins… d’où l’insonorisation de sa chambre, à cause des cris qu’il lui arrive de pousser les soirs de pleine lune. Quant à la sauvagerie dont il a fait preuve dans la maison de la rue Morgue, Dupin est persuadé qu’elle a été causée par la peur des traitements brutaux, ce terrible fouet que son ancien propriétaire lui infligeait pour le dompter. Les caresses, la tendresse – Max mange à notre table, il lui arrive même, quand il a des cauchemars, de dormir dans notre lit – enfin l’affection que nous lui témoignions a littéralement, en quelques mois, transformé le sanguinaire animal en un être aussi délicat, aussi intuitif que peut l’être un chat quand il est aimé de ses maîtres. Max joue maintenant aux dames, il a commencé à apprendre le violon, il est capable de faire des opérations mathématiques, de placer Bornéo, son pays natal, sur la mappemonde… chaque jour il fait de nouveaux progrès. Nous parlions de cela l’autre soir en fumant nos pipes lorsque Jean déclara brusquement qu’il fallait que Max découvre l’amour. L’amour ? Qu’entends-tu par là ? Faut-il aller jusqu’à Bornéo pour lui trouver une femelle ? Jean leva sur moi ses beaux yeux noirs et répondit avec douceur : Arthur, c’est de l’amour humain dont je parle. Et pendant plusieurs jours, il sortit seul dans la nuit pour ces promenades nocturnes que jusqu’ici nous faisions toujours ensemble. Le cinquième jour, inquiet et vaguement jaloux, je m’étais décidé à lui demander des explications quand il arriva accompagné d’une toute jeune fille aux yeux pâles, assez agitée il me semble, et qui disait des choses bizarres, comme si elle prophétisait. Elle a dévoré le pain et le fromage que j’avais posés sur la table et vidé un certain nombre de verres de vin. Max, à demi étendu sur le tapis, l’observait en silence. Ses yeux, qui ressemblent tant à ceux de mon ami, brillaient comme du mica. La jeune fille (je ne me souviens plus de son nom mais je sais qu’il commençait par un N, Nathalie, Nadja, Nanon… à moins que ça ne soit Brigitte), la jeune fille poussait de grands éclats de rire, était-elle droguée ? Elle s’est soudain levée de table et, s’approchant de Max, elle lui a passé ses bras autour du cou en se mettant sur la pointe des pieds (elle était beaucoup plus petite que lui) et lui, comme s’il n’avait fait que ça toute sa vie, la prend dans se bras et l’emporte dans sa chambre ! C’était si beau, si pur. Véritablement surréel. nous avons risqué un oeil à travers le miroir ils étaient là tous les deux, sur le canapé, image même de l’amour… un amour comme nous en rêverions tous… Alors, nous avons respecté leur intimité jusqu’à un délai raisonnable puis, très émus, nous avons …. Et là, mon Dieu… mon Dieu… quelle horreur…
hier après-midi, j’étais assis à une terrasse, un des cafés du boulevard saint Marcel, près du jardin des Plantes tu vois ? En face de la gare d’Austerlitz. J’attendais une fille, qui d’ailleurs n’est pas venue mais ça, c’est une autre histoire. Donc, je fumais tranquillement au soleil en buvant mon demi, c’est ça, Paris. Une belle journée d’été, un demi au soleil… un type s’approche de moi et me demande une clope. Je lui tend mon paquet. Je lui tend mon briquet. Un type jeune, mon âge à peu près, mais très marqué. Quelque chose dans ses yeux… je ne sais pas, peut-être que juste j’avais envie de parler. Toujours est-il que je lui fais signe de s’asseoir et qu’est-ce-que tu veux boire ? Et l’histoire qu’il me raconte, mon vieux, c’est juste pas croyable. Ce type était marin, apparemment il a fait toutes sortes de métiers différents mais ce coup-ci, il était intégré à l’équipage d’un cargo et, au cours d’une escale à Bornéo, il avait capturé un orang-outang. Arrivé à Nantes, il fait monter l’animal dans le van d’un marchand de chevaux avec qui il s’était lié pendant la traversée. Le marchand le dépose à Paris avant de se rendre à saint Germain en Laye au haras où il voulait acheter ses chevaux. Le gars – le marin – se démerde pour faire entrer le singe, de nuit, chez sa grand mère, une dame qui habitait un grand appartement boulevard Raspail. La dame était sourde comme un pot et par ailleurs, elle adorait son petit-fils. Le type loge son orang-outang dans une des chambres et, au fil des jours, voilà qu’il se prend d’amitié pour l’animal qui était, dit-il, d’une intelligence hors du commun. Il lui avait appris à jouer aux dames ! il ne pouvait pas se décider à le vendre à un zoo, comme il en avait eu l’intention en le capturant. Or, un jour que le marin était sorti en oubliant de fermer la fenêtre, celui qu’il appelait « son copain » a réussi à s’échapper. Le gars l’a retrouvé le lendemain matin, errant dans le bois de Boulogne, le pelage taché de sang, à croire qu’il avait attaqué – ou peut-être tué – quelqu’un, car il n’avait pas de blessure. C’est ce qui l’a décidé à le confier au zoo du jardin des plantes. Seulement voilà : comme il dit « c’était devenu comme une drogue », il ne pouvait plus se passer de la présence de l’animal à ses côtés. Son absence le rendait fou (à mon avis, il l’était déjà un peu au départ, mais ne le sommes nous pas tous d’une manière ou d’une autre ?) toujours est-il que maintenant, il se laisse volontairement enfermer tous les soirs dans le zoo du jardin des plantes, il dit qu’il a ses cachettes, qu’il connaît les circuits des gardiens, et dès qu’il est seul, il court à la cage de « son copain » avec qui il « dîne » et il y passe la nuit. La journée, il fait la manche pour survivre. Je ne peux pas faire autrement, a-t-il dit en se levant, c’est l’heure, il faut que j’y aille, il m’attend…
j’ai pas demandé à venir ici. Dans ma forêt, je vivais peinard, j’étais jeune. Ma mère m’avait bien élevé. Quand elle m’épouillait, j’adorais. Quand elle sautait de branches en branches, tout en haut des arbres, elle me tenait bien serré contre elle. C’est comme ça que j’ai appris. Tout en haut des arbres. Les odeurs de la forêt. L’ivresse du haut des arbres. L’animal qui tient le fouet, c’est lui qui m’a capturé, ligoté, enfermé dans le noir. Et me voilà maintenant en train de faire le zouave sous une lumière aveuglante, une lumière immobile, dure comme du silex, on en voit pas des comme ça dans ma forêt. Une lumière qui pique les yeux, un bruit qui casse la tête, pire que le tonnerre, et toutes ces têtes d’animaux, ah je les connais maintenant, ces drôles de têtes d’animaux alignées sans poils, leurs bouches grandes ouvertes, leurs dents qui sortent et ce bruit qu’ils font, ahahah, comme un vent d’orage ahahah. Et cet autre bruit, comme le claquement de la pluie sur les feuilles. Quand ils font ça, faut se plier en deux plusieurs fois et puis s’en aller. Merde. Bien obligé. De faire comme il veut, l’animal qui tient le fouet… merci. Merci bien. Il ressemble assez au dominant, chez nous, juste que ses poils sont rouges et dorés, sauf sur sa figure. Une figure toute pelée. Sous la putain de lumière aveuglante, il bouge ses bras, ses jambes, il saute, il retombe les jambes écartées, il se tape sur la tête et moi, je dois faire pareil que lui. Exactement pareil. Et à chaque fois c’est la voix de l’orage ahaha et les bouches ouvertes et les dents qui sortent. Dégoûtant. Ah c’est pas compliqué ce qu’il me demande, moi bien entraîné dans la forêt, les arbres, c’est pas lui qui pourrait ah ah si je le tenais, dans la forêt, je l’obligerais à grimper, grimper jusqu’en haut, jusqu’en haut de la forêt des arbres, passer d’une branche à l’autre, d’un arbre à l’autre, et mes frères feraient le vent d’orage ahahah, les bouches ouvertes, les dents qui sortent ahahah. Merde. Qu’est-ce-que je m’emmerde ! La bêtise humaine, je la connaissais pas, moi, dans la forêt. J’en connaissais pas l’existence. Ni l’essence. Ni rien. Maintenant, c’est mon pain quotidien. Il faut que je me mette à leur portée. Et toujours refaire la même chose, la même chose et la même chose. Ma vie en dépend. Aucune issue. Un jour, je vais faire un carnage dans ce cirque. Et sous les applaudissements, l’orang-outang et son propriétaire quittent la piste et se dirigent l’un vers sa cage, l’autre vers sa roulotte. Ce petit cirque familial donnait ce soir là sa représentation au village de Chelham dans le Kent, devant un public clairsemé. Deux gentlemen, en vacances dans la région, avaient observé avec attention le numéro du singe et maintenant, ils parlaient avec animation. Négligeant l’écuyère en collant rose debout sur son cheval blanc, ils sortirent du chapiteau et se dirigèrent vers les roulottes.