Elles sont quatre, petites et fragiles en apparence, arpentant la rue avant de disparaître dans la bouche de métro qui va les happer vers la journée qui démarre.
- Je m’arrêterais bien acheter un croissant et un café pour continuer la route, mais elle va m’en vouloir, on a dit pas de sucre, pas d’excitant, juste avancer pour choper le premier métro, on n’a pas besoin d’autre chose que les victuailles glissées dans le sac hier soir, notre courage et la ténacité que nous a léguée notre mère.
- Il faudrait qu’on s’arrête avant de descendre ces p*** de marches, je sais pas elles mais moi j’en peux déjà plus, trois quarts d’heure qu’on marche sur ce boulevard et ces avenues qui n’en finissent pas, on aurait pu prendre un Uber ça aurait été largement plus confortable, là je repense à toute la fatigue accumulée depuis deux jours, j’en peux plus.
- Comment elles font toutes les trois, je vois bien que je suis pas comme elles, on dirait qu’elles n’ont dans le crâne que les directives qu’on nous a lues hier soir, quand on était encore trois copines plus la sœur de l’une de nous, maintenant on est comme un groupe armé, on sait même plus laquelle de nous est la plus âgée ou la sœur de l’autre, maintenant on est toutes la même, déterminée, têtue et en marche un truc qui nous dépasse – ce mec a voulu nous tuer.
- Au prochain trottoir je change d’avis, si un chat traverse la rue je m’arrête je leur dis basta je ne vais pas plus loin, tant pis si elles me regardent avec terreur ou dans un soupir d’envie, tant pis, je peux pas aller plus loin elles sont complètement dingues on peut pas continuer comme ça est-ce qu’elles se rendent compte ou bien l’autre les a complètement lobotomisées avec ses grands airs et son regard de Kâa ?
Au loin, une fois ressorties du métro, elles distinguent les hauts murs bordés de larges trottoirs, elles reprennent leur marche le long des pierres rouges jointés de ciment antique.
- Bon c’est mort, on vient de passer devant la dernière boulangerie, je sais très bien que le plan est millimétré à la seconde, on va pas faire demi-tour, je vais entamer ce trip avec l’estomac vide, j’aime pas du tout ça, l’idée de la faim me fait blêmir, alors la sensation, faudrait que je m’assoie tout de suite, j’ai les jambes en coton et la trouille au ventre.
- Allez, encore un tacos qui passe et on ne lève pas le petit doigt, ces meufs me fatiguent, rien qu’à les sentir marcher à côté de moi j’ai une crampe au côté, elles font comment sans déconner, jamais j’aurais cru que ma frangine et ses copines seraient aussi speed dès 6h du mat’, faut vraiment qu’on ait une bonne raison de se manier le train à pas d’heure pour qu’on ait déjà avalé plus des trois quarts du chemin.
Elles entrent dans un grand bâtiment, traversent un hall immense, s’arrêtent devant un guichet. Elles déclinent leur identité, on les prie d’attendre, puis on les fait entrer, on leur indique le chemin à travers le dédale de couloirs et d’ascenseurs larges comme la cage d’escalier de leur barre, là-bas dans la cité quittée avant les premières lueurs du jour.
- En fait c’est grisant, se sentir en unité, en cohésion totale, moi je kiffe trop. On va enfin prendre notre revanche, c’est sûr, on est invincibles avec nos pas bien en phase, nos pensées qui vont d’un esprit à l’autre sans se parler, je sais ce qui passe dans leur tête, en un mouvement et un regard on sait bien qu’on est raccord toutes les trois.
- Est-ce que je suis la seule à fatiguer, est-ce qu’elles vont se rendre compte que je ne suis pas contente d’être là, du moins complètement incertaine de continuer à avancer vers l’inconnu ? moi j’ai besoin de certitudes, de savoir où on va et ce qu’on y trouvera, mais je sais bien que ça c’est dans les films, là je marche juste vers l’ailleurs de ma vie et j’aime pas.
Maintenant, suivant les pancartes bleues et blanches, parfois vertes au détour d’un palier, elles oublient faim, fatigue, rancœur. Même la peur n’habite plus leurs pensées. Elles sont arrivées, chacune serre son sac plus fort, l’une d’elle tire un papier de sa poche de manteau et le tend vers le type assis devant une porte fermée : « Bonjour, c’est pour la reconnaissance du corps. »
Wahou ! c’est fort. Merci pour ce texte qui tient en haleine de bout en bout.
merci d’être venue Françoise, l’accompagnement fait du bien dans cette quête étrange… je ne sais toujours pas qui elles sont, elles me fascinent… et leur histoire aussi…
bon sang, cet été va être dense !!!
Haletants, intrigants ces monologues jusqu’à la chute inattendue… où on arrive essoufflée avec les quatre femmes, j’adore ! Impatiente de connaître la suite…