#anthologie #03 | Le timbre

Il est où ce timbre?

Je sais que j’ai des timbres, quelque part, parce qu’on ne peut plus les acheter à l’unité, on achète un carnet, un carnet de timbre, dix timbres, et que je n’ai pas utilisé dix timbres, puisqu’on ne poste plus jamais rien, d’ailleurs le prix a fortement augmenté, ça m’a tellement surprise que je me suis dit tant qu’à faire je vais me prendre un paquet de clopes aussi tiens, toujours une excuse pour racheter un paquet, contrairement au timbre où l’on cherche toujours une excuse pour ne pas en acheter, surtout si il faut les prendre par dix, comme les cartouches au final. Je n’ai certainement pas envoyé dix lettres, tout au plus deux, peut-être trois avec la carte postale pour Mémé, que je poste toujours de France parce que c’est fou comment c’est impossible dans les autres pays de trouver où l’on vend des timbres, ils n’ont aucune logique sur ces questions là, vous allez au tabac, vous demandez des timbres et l’on vous regarde un peu ahuri et finalement vous postez vos cartes de France et tant pis pour les collections de timbre des gosses et en même temps ma grand-mère n’est pas une gosse et je réalise ce qu’elle devait m’aimer pour toujours me trouver des timbres à l’étranger, elle. Je ne sais jamais où je les range parce qu’ils sont si petits qu’ils se glissent derrière la moindre paperasse dans mes tiroirs, ou alors dans mon plat à breloques à l’entrée ? Ils ne sont pas non plus dans mon porte-feuille, ni au fond du sac que j’ai retourné sur la table. Il y en avait dix, ils étaient verts. Et pré-découpés. Avant, on les découpait nous-mêmes. Les ai-je collés sur des enveloppes? Avant on les collait soi-même aussi. On les léchait, il y avait ce petit goût de colle et après on collait ce petit bout de papier magique, minuscule, à 1 gramme, rouge, avec la petite Marianne et comme ça, avec ce brin de salive, partait à l’autre bout de la ville, de la France, ou du quartier, une nouvelle, un amour, une rupture, une banalité sur la météo, et l’autre ouvrait sa boîte aux lettres et regardait le tampon sur le timbre pour savoir où vous étiez, quand vous aviez posté cette carte, et comme ça, juste parce qu’on avait donné ce pouvoir à ce petit bout de papier, on s’envoyait des pensées hors temps et hors espace. Maintenant les timbres sont verts, ils sont prédécoupés et on n’a plus besoin de les lécher. Ca m’attristerait presque. Il n’y a plus de geste. Il n’y a plus de lettre. C’est la disparition des lettres de rupture. Moi je dois surtout poster mon paiement pour mon amende et je ne sais pas où sont mes timbres. J’ai racheté un carnet et un paquet de clope et j’ai glissé le carnet de timbre dans le plastique du paquet de clope et je me suis dit bah oui. Quelle idiote.

A propos de Léa Yasmine Djenadi

Psychologue. Métisse. J'aime aussi lire dans des langues que je ne parle pas. En création d'une newsletter... (comme tout le monde, non ?)