# anthologie #03, façon Tarkos, le petit naufragé*

Sur une plage turque, en septembre 2015, Je suis tombée nez à nez devant cet enfant naufragé. L’enfant mort était par terre, oui par terre, une forme petite, rouge et bleue, du noir aussi sous ses chaussures. Et dès que je l’ai vu, dès que j’ai vu cet enfant immobile, couché sur le ventre, tête tournée sur le côté gauche, les bras le long du corps comme des algues, je me suis dit je vais le soulever, je vais le prendre dans mes bras, je vais le garder avec moi. Mais je le pensai seulement . Je pensais, oui , je vais prendre cet enfant mort dans mes bras. Mais quand je le regardais à travers l’écran de la télé, il ne se soulevait pas. Quand je le regardais, je me disais, tiens comment se fait-il que mon regard affolé ne soulève pas cet enfant mort. Pourtant je le regardais attentivement et je voulais vraiment, je l’avais vraiment imprimé dans ma tête, le fait que cet enfant mort, je pourrais le prendre dans mes bras et le bercer. Et, en m’imaginant comme ça prendre l’enfant mort dans mes bras, je me disais: Bon, une fois que tu l’auras pris dans tes bras, qu’est-ce que tu fais ? C’est-à-dire que, je m’imaginais déjà avec l’enfant mouillé dans les bras, un enfant inerte pesant de tout son poids, bizarrement léger , une masse tiède, gonflée d’eau de mer, lourde de dérive, dans les bras, je l’aurais soulevée à mains nues, je l’aurais, oui je me serais penchée, je l’aurais pris contre, contre moi et je l’aurais arraché au sable et je le serrerais dans mes bras, je le presserais contre moi, et une fois que je l’aurais… sur moi, je ne saurais plus quoi en faire. C’est ça , la difficulté, c’est que, je m’imaginais déjà l’avoir pris, l’avoir soulevé dans mes bras, mais je savais plus quoi en faire, une fois que je l’ai eu porté une première fois. Je n’étais pas sa mère, ni sa grand-mère, ni sa tante, ni sa grande cousine, je ne parlais même pas sa langue. Donc je m’imaginais très bien, même instantanément, dès que j’ai vu le petit seul par terre, je me suis dit je vais le prendre dans mes bras. Y a qu’une chose à faire si je vois un enfant par terre, je le prends je le soulève, alors, je le soulève avec… en me penchant et en le prenant avec mes mains nues, parce que… simplement par le regard, même en le regardant attentivement, ce jour là il ne se soulevait pas. C’est -à -dire que j’avais pas un regard souleveur. Pourtant je le regardais attentivement et je voulais le prendre dans mes bras, par instinct maternel impérieux, mais mon regard à lui tout seul, ne soulevait rien n’arrivait pas à soulever le petit corps foutu. Alors je l’ai imaginé, plutôt que de le regarder, et de me dire que mon regard allait le ramener à la vie et vers moi d’abord,je… je pensais, je m’imaginais, je m’imaginais déjà, me penchant, je m’imaginais déjà l’avoir lové dans mes bras, l’arrimer avec mes mains, le prendre, le ramasser, le porter un peu vers le haut, comme s’il ne dormait pas et le coller sur moi, et l’avoir dans les bras contre mon coeur battant la chamade. Et une fois que je l’avais dans les bras je ne savais plus quoi en faire. Donc je restais là, avec l’enfant, l’enfant mort, sur moi, dans ma tête, puisque je m’imaginais vraiment avoir pris ce petit dans mes bras, et je savais pas quoi en faire, parce qu’il était lourd, mais je savais pas pourquoi j’avais pris cet enfant, qui n’était pas le mien dans mes bras, parce que je n’avais aucune raison d’intervenir, je n’étais pas un garde-côte, ni le photographe qui a capté la scène, j’étais pas en train de flâner sur ce rivage ou de revenir d’une baignade, donc je n’avais pas de raison de prendre cet enfant là, ce minuscule noyé dans mes bras mais c’est simplement, d’être, d’être tombé nez à nez avec l’image télévisée gros plan d’ un enfant seul par terre, qui m’a donné l’idée tout de suite quand je l’ai vu, je me suis dit cet enfant abandonné il faut que je le sauve dans mes bras. Parce qu’il faut absolument que je le porte, il faut que je le soulève, il faut que je le tienne fermement contre moi. Pour moi, un enfant mort par terre tout seul, n’est pas responsable de son sort ,lui, il n’a plus de conscience, il n’appelle pas ses parents, il est tout seul par terre et il se tient sage, et il tient toute sa place de sa sagesse mortelle. Et moi de mon côté, le voyant par terre seul, je me suis dit en boucle: il faut que qu’il se réfugie dans mes bras, il faut que je l’emporte avec moi .Et et de là est née une sorte, une sorte d’obsession à vouloir porter tous les enfants tourmentés par la guerre, l’abandon, l’exil… sur mon coeur pour rejoindre celui des mères Piéta , ou des hommes penauds tout autour de la planète. Je sais on ne peut pas porter plus d’un enfant mort à la fois, mais à plusieurs, on peut imaginer un autre destin aux êtres qui sortent de nos ventres. Même déflagration émotive l’été dernier à la disparition du petit Emile et la photo virale de sa fleur jaune de pissenlit, coincée entre son oreille droite et son crâne. Ce n’est pas la même tragédie… cependant « un enfant qui meurt… est un enfant qui meurt… chantait Barbara. Un enfant porte en lui le destin de toute sa lignée et bien davantage. Il est le « parpaing » fragile de tous nos édifices familiaux et sociaux. Sa place n’est pas par terre, ni dans les cimetières.

  • La mort d’Alan Kurdi (kurde : Alan Kurdî, initialement orthographié par la presse Aylan Kurdi), un garçon syrien d’origine kurde, réfugié de la guerre civile syrienne, noyé le 2 septembre 2015 à l’âge de trois ans, entraîne une onde de choc mondiale et relance la question de l’accueil des migrants syriens lorsque plusieurs photographies de sa dépouille gisant sur une plage de Turquie sont relayées dans la presse internationale. Source WIKIPEDIA

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.