Au petit déjeuner, elle nous dit :
— Papa, maman, j’ai un truc à vous dire, je vous le dirai ce soir.
Elle se lève, et elle s’en va. On a passé la journée à se demander de quoi il s’agissait, on a tout imaginé. À l’âge qu’elle a, elle peut nous annoncer quoi ? Qu’elle est homosexuelle, qu’elle arrête ses études, qu’elle attend un enfant, qu’elle a attrapé une maladie, qu’elle part faire le tour du monde, qu’elle entre dans une secte. À chaque fois qu’on se retrouve dans une pièce tous les deux, on se dit :
— Pour moi, elle veut arrêter l’école.
L’autre en général, est sceptique, on s’est interrogé, dans la chambre, dans le garage, dans la voiture, là on avait du temps, alors on a enquêté, on a cherché tous les indices possibles, mais on a rien trouvé.
— À table !
Elle rigole avec son frère. Elle lui manque en semaine, il s’ennuie sans elle.
— Tu vas chercher de l’eau ?
On fait tous les deux comme si on n’attendait pas la grande révélation.
— Vous voulez quoi comme dessert ?
Maintenant il faut qu’elle nous le dise, si elle ne dit rien, moi je lui pose la question. Ah, elle se décide, enfin.
On l’écoute, on se regarde tous les deux. Tout ça pour ça. Comme je suis soulagé, je ne dis rien, mais quand même, elle pourrait faire attention. Une journée à s’inquiéter pour rien. Je suis presque déçu. C’est vrai quoi, tu as un public de qualité, tu fais un effort, tu annonces quelque chose de grave, comme : je veux devenir le premier homme enceinte ou j’ai braqué une banque. Tu te creuses la cervelle. Elle aussi, elle est déçue, elle pensait qu’on réagirait autrement, alors je fais semblant de m’inquiéter, de lui dire qu’il faut qu’elle arrête, qu’elle va s’abîmer les poumons, qu’arrêter de fumer ces cochonneries, c’est difficile. J’essaie de trouver le juste milieu, de ne pas lui montrer des photos de poumons noircis et je me retiens de lui dire : tu sais, ce n’est pas très, très grave. Mais elle ne nous avait pas dit que c’était quelque chose de grave qu’elle allait nous annoncer. J’envisage toujours le pire, et le pire n’arrive jamais, il faut que j’arrête, mais si j’arrête et que le pire arrive.
Très juste description de cet état de tension que peuvent nous faire vivre nos enfants à tout âge. Ce que les parents se disent lorsqu’ils se croisent, ne pas foncer pour interroger quand on le voudrait tant… Tellement bien présenté. Merci, Laurent. Et merci aussi pour illustration de la consigne qui me perdait un peu, beaucoup… 🙂
Merci Anne
Super ! J’ai retrouvé ce décalage inquétant que je ressens avec mes élèves. On ne pèse définitivement pas les choses sur la même balance. La fin de l’histoire permet un rebondissement ; une inquiétude qui en cache une suivante. Merci !
oui si juste . et ça me rappelle en creux ( du point de vue de la fille) mes quatorze ans) . Merci Laurent
Laurent, je viens de bien être ému et rire en lisant ton texte. Comme commentaire, je ne trouve que « C’est très drôle et très sympa cette inquiétude qui monte et qui n’a pas l’air prête de s’arrêter ! ». Pas à la hauteur mais je le mets quand même !
J’aime ce décalage, l’énergie du délire à vouloir combler le silence d’une ado. Forcément, ça nous parle à tou(te)s.
Le suspens est là jusqu’au bout ! Et puis la chute qui montre cette tension interne de manière très touchante !
Merci Laurent pour ce texte à chute, humain tellement humain. Ah cette dernière phrase…Et ces phrases du quotidien grosses d’attentes et de tensions, ça fonctionne très bien !