Cinquante ans cette année, rends-toi compte, cinquante ans. Ils nous ont emmenés en camion bâché, toi, moi et les enfants. C’était la fin de la nuit, l’aube pointait de l’autre côté de la baie. On a emporté ce que nos mains pouvaient saisir. Un militaire s’est penché à mon oreille, un jeune, un métropolitain. « On vous emmène au Groupe Taine. Là-bas on recueille les familles du quartier… » On a traversé la ville à l’arrière du camion bâché. Les rues étaient vides. On est arrivés devant l’immeuble en construction, cette barre de logements sans fenêtres. Notre logement était au huitième. Des lits de camp, un réchaud à gaz, des couvertures vertes. Je ne sais pas de quel quartier venaient les gens qui vivaient là avant mais leur départ était récent, il y avait encore du lait au fond de la casserole (au printemps 61 personne ne posait plus de questions : toutes les réponses étaient mauvaises). On a passé la journée sur les lits de camp, hagards. Les enfants n’ont pas eu le cœur à jouer. C’est le soir que les combats ont repris. Des obus, de la mitraille, des explosions, et nous au milieu, blottis les uns contre les autres, parents, enfants, dans le même dénuement. À minuit ça tombait si fort que j’ai pensé : « C’est l’immeuble entier qui va s’effondrer ». Et puis tout s’est arrêté, l’aube nouvelle est arrivée. 13h05, ils ne sont pas en retard, là ? Dans le journal municipal ils avaient dit 12h45.
C’était en 81, il y a trente ans cette année. La nuit je gardais l’oreille collée à la radio. Certains soirs on y entendait des choses si lointaines que le monde familier paraissait tout petit. J’installais le poste sur mon bureau d’enfant et sortais l’antenne par la fenêtre entrebâillée. Bon sang pourquoi je n’arrive pas à situer notre appartement ? Il fallait être délicat, tourner la mollette millimètre par millimètre. J’entends encore les voix qui se chevauchaient, les langues mêlées. Je me calais sur Tirana. À minuit une femme donnait en français des leçons de marxisme-léninisme. J’avais 11 onze ans et le monde n’était fracturé qu’en deux. Après Tirana, Sofia, Bucarest, Prague, Varsovie, Moscou. La friture enrobait les voix des speakers mais quelque chose d’ailleurs, à moi seul adressé, emplissait Asnières. Je ne sais pas ce que sont devenues ces stations qui donnaient à entendre un autre mode au gosse de 11 ans. 13h05, vingt minutes de retard. C’est pas au huitième qu’on vivait ? Bon sang, fichue mémoire qui ne retient rien.
C’était il y a vingt ans. Ce qu’on voyait à la télé était terrible, terrible. Tonton Dragan nous a appelés au milieu de la nuit. Il se trouvait à la frontière autrichienne avec tata Mirjana, mon cousin Darko et la petite Ivana qui était encore bébé. Vivants. Avec Papa on a pris la camionnette. Vingt heures de route. On se relayait au volant – pendant que l’un conduisait, l’autre fermait les yeux (impossible de dormir, de manger autre chose que des BN). On est arrivés à la frontière autrichienne au petit matin. Tonton, tata et les enfants nous attendaient devant la mairie de ce village dont le nom m’échappe. Ils allaient bien, autant que faire se peut, personne n’avait été tabassé, maltraité, humilié. À leurs pieds tout ce qui restait d’un millénaire de présence des nôtres : deux sacs à dos de campeur, une valise à roulettes, un couffin. Nous avons aussitôt repris la route. Ils ont passé le voyage à dormir, même le bébé. Le lendemain nous étions de retour à Asnières. Nous avons garé la camionnette au pied des Gentianes. Notre petite famille s’est serrée pour faire de la place à ceux que nous venions de recueillir. Je me souviens du regard de tata Mirjana quand elle a découvert la vue depuis le quinzième étage, cette plongée dans le ciel qui emportait loin, si loin. Elle est tournée vers moi : « Où est la tour Eiffel, Marko ? » Je lui ai montré l’antenne qui dépassait entre les tours de la Défense. Elle a souri. Il serait donc possible de se raccrocher à quelque chose. 13h05, j’ai l’impression que va y avoir du retard, comme toujours.
C’est très fort comme texte. J’ai eu l’impression de courir, de fuir tout en vous lisant.
Force des récits comme chez Alexievitch . L’exil. La ville. Leurs voix.