TRIAGE. Il débarque sur le quai de TRIAGE, Villeneuve-TRIAGE, Achères-TRIAGE, Sotteville-TRIAGE, Vénissieux-TRIAGE, Woippy-TRIAGE, TRIAGE de Gravanches, du Bourget, de Badan, de Conflans, du Mans, de Miramas, de Mulhouse-Nord, TRIAGE, TRIAGE de Lille-Délivrance, TRIAGE des choses, TRIAGE des gens, entre L. et G., entre T. et D., entre a et b, ce soir d’automne, lui ou un autre, sur le quai de TRIAGE, ébloui par ce soleil d’octobre qui tombe derrière le poste de TRIAGE, ce soleil qui dore la cime des arbres de la forêt toute proche et les vitres du poste de TRIAGE passent de la réflexion du jour à la transparence nocturne dans un jeu d’irisations et de scintillements. Ce crépuscule d’octobre, à TRIAGE, annonce l’hiver mais reste suspendu, un peu frais, ce soir où il descend du train sa valise à la main, dans sa poche le billet froissé, destination TRIAGE – lui (ou un autre) vu de loin, désorienté – les années ont passé, le dos s’est courbé, l’œil a faibli, l’envie aussi de se tenir éloigné du familier – sur le quai de TRIAGE, ravive : ceci plutôt que cela, tard plutôt que tôt, action ou vérité, sélection, tri, TRIAGE – tout bien pesé ce qu’il en reste à présent. Au loin la casse, les carcasses des bagnoles, les cônes de ferrailles rouillant dans l’automne alentour, brun sur brun, ferrailles que déversent les wagons sans toit sur les quais de déchargement de la gare de TRIAGE et que séparent puis répartissent les hommes et leurs mâchoires d’acier, formant des cônes de ferrailles promises à l’attente, matières qui suppurent, colorent d’ocre la terre par la volonté des hommes affectés au TRIAGE des choses, au TRIAGE des valeurs, le cuivre séparé du fer, le fer du laiton, le laiton de l’or, hommes au TRIAGE, qu’il neige, pleuve ou vente, et les cônes grandissent, les cônes que chaque jour les hommes et leurs mâchoires d’acier nourrissent de métal, et le bruit que ça fait, chocs des déversements mêlés au crissement des trains qui passent et si rarement s’arrêtent à TRIAGE (9h11, 17h52). Ce soir lui (ou un autre) sa valise à la main, constate : Tout a changé et tout est identique, juste la hauteur du regard modifiée par les années qui tassent et condensent le corps. Il va falloir choisir par quelle sortie quitter TRIAGE, vers la gauche ou vers la droite, quel côté, bon sang, quel côté choisir ? Quitter TRIAGE mais, avant le pas qui engage, revoir d’autres arrivées dans d’autres villes. Barcelone. Barcelone avant l’Estació de França, quand on arrivait par Sants, la gare souterraine qui ne disait rien de la ville au-dessus, Barri Gotic, Barrio Chino, Eixample, Gracià. Et Berlin d’avant Hauptbahnhof, train de nuit, l’aube dessinant les contours des tanks en carton dans la campagne humide, Magdebourg au loin, et le TRIAGE, entre les miradors de Helmstedt, les barbelés, le gris partout décliné, volontaire, usé, pour faire peur, cette fonction têtue, l’entrée à l’Ouest par Charlottenburg, soleil rasant, Savignyplatz les yeux qui piquent de la nuit mauvaise dans le compartiment. Berlin d’avant Hauptbahnhof, le train s’arrêtait à Zoo, Zoo terminus. De l’autre côté, à Ostbahnhof, chauffait le train vers l’est, vers la plaine immense, sur son quai réservé où les horloges donnaient l’heure de Leningrad, et ce train noir traçait sa route sur les voies d’Ostkreuz, ce train noir qu’il ne prit jamais, ce train qui ne doit plus exister – ces choix qu’on fait, cette vie qu’on s’assigne sans toujours savoir quelles raisons la guident. À TRIAGE en automne il songe à la vie qu’il aurait eu là-bas s’il s’était engagé après le service militaire – une vie possible, étincelle ravivée à TRIAGE, un toit à Schönberg, Hauptstraße 147, près d’Anhalter Bahnhof aux voies mangées par le pissenlit et les digitales, une vie sur cette île de béton, de gravats et de rouille. Le soleil descend sur TRIAGE et la valise est bien lourde, lui (ou un autre) change de main, rééquilibre la charge, hésite, sur le quai de TRIAGE se gratte la tête et fait sonner, au fond de sa poche la clé de la maison vide, cling, clang, en pensant aux odeurs familières qui l’y attendent, cling, clang, aux murs, aux tables, aux lits, à chaque pièce, cling, clang, qu’il connaît si bien, et un train se fait entendre, un train loin encore de TRIAGE, et le haut-parleur du quai ne dit rien d’autre que : Pour votre sécurité éloignez-vous de la bordure du quai. Cling, clang, le train approche, un souffle venu de l’est l’accompagne, il tranche la gare de TRIAGE et les hommes des compartiments, derrière les rideaux accordéon, ne savent rien de TRIAGE, rien de celui qui se tient sur le quai, immobile, et il file vers l’ouest, vers l’horizon assombri et ignore, gare après gare, ceux qui se tiennent sur les quais, valise à la main, revoyant, à TRIAGE comme ailleurs, les bouleversements de leur vie qui, rapportés à la vitesse du train qui les dépasse, ne sont qu’imperceptibles battements dans l’air général des jours. C’est pareil partout, à TRIAGE comme à Cosenza, à TRIAGE comme à Novi Sad. Partout un homme descendu du dernier train du jour, indécis dans le soir qui monte, tremble de se savoir revenu à l’origine de toute chose.