A cloche-pied, à pieds joints, d’un pied sur l’autre et de l’autre sur l’un, sur les pointes… suivre le changement de couleur du pavement, ne pas marcher, sauter uniquement sur le clair et éviter le foncé ou l’inverse. Sur le front de mer, main de l’enfant dans celle du père, zigzaguer entre les palmiers rapidement et revenir à la ligne droite du cheminement, carreaux foncés. Ne pas lâcher la main, suivre la contrainte énoncée par le grand frère au début de la déambulation.
Passage par la place, rambarde autour de la statue, se pendre mains et pieds sur l’acier.
Entrer dans l’immeuble, dallage de cubes noir et blanc en trompe-l’œil, marcher du bout des orteils uniquement sur le gris. Grimper les étages quatre à quatre, arriver à la maison, foncer sur le carreau descellé lie-de-vin de la cuisine et se balancer d’un pied sur l’autre, essayer de rester maître du jeu du carreau aux losanges entrelacés.
Tapis aux motifs hexagonaux rouge grenat, tracés noirs rehaussant les filets de bordure, sous la table de la salle à manger de la tante, propice aux jeux cachés, on se confie entre cousines.
Dallages, pavements, tapis, arêtes de cubes, losanges, lignes, couleurs… à hauteur d’enfant, la petite fille se confectionnait des repères dans une ville où les adultes se faisaient la guerre. La ligne comme appui tangible, comme guide dans un monde qu’elle ne pouvait pas comprendre.
Alors comment photographier la ligne de fuite de la fillette dans les toilettes ? Comment rendre le balancement sur le carrelage descellé ? Comment capter la joie rapide du lâcher de mains entre les palmiers ? Comment saisir le chuchotis des petites voix étouffées dans l’épaisseur du tapis ?
De cette époque-là, aucune photo.
Faudrait-il aujourd’hui aller photographier ces détails-là, zoomer sur les lignes, grimper sur les arêtes, là où les dalles captent les rayons du soleil, retrouver le carreau descellé, le coincer en biais quitte à le casser, s’approcher au plus près de la rampe d’escalier pour prendre en plongée-gros-plan le dallage abîmé de l’entrée de l’immeuble, suivre le pas des promeneurs sur le front de mer et enfermer leurs chaussures un soir d’été…
Je préfère suivre du bout du doigt les lignes claires des azulejos qui courent sur les murs de l’Alhambra. Un coup en dessus, un coup en dessous, petit décroché, et elles repartent de plus belle, soulignant ici ou là deux carrés superposés en étoile, ocre, bleu, noir, puis elles bifurquent, s’appuient sur le vert clair ou le vert profond, pour continuer leur route tout en sobriété. Du grand art !
La fillette devenue adulte rejoue les lignes de son enfance au rythme des couleurs et des géométries d’Al Andalus.
Je souris du bout des doigts essayant encore et toujours de comprendre le cheminement de la vie-monde.
Je souris du bout des doigts avec vous, ces jeux de lignes si fascinants qui captent tous les enfants du monde (je présume) restent captivants à lire
Belles photos composées de mots, de pensées, de souvenirs. Si pleines de couleurs et de détails.
Merci Catherine et JLuc d’avoir pris le temps de me lire.
Ce fut un plaisir de retrouver l’extrême proche dans cette géométrie de l’enfance, où tous les souvenirs sont de fait à ras–le-sol.
Bonjour Michèle
Descriptions qui font comme des flashs d’enfance. Une belle photo géométrique.
Alchimie du texte…
Merci beaucoup !
émotion à retrouver ces jeux qu’on inventait pour avancer en échappant au monde