La façade était d’une totale symétrie, à un détail près. Cinq étages, quatre portes-fenêtres avec balcon par étage, ce qui donne vingt fenêtres en bois avec volets verts à jalousies. Le détail c’est le balcon central au premier étage qui court sur les deux fenêtres. Un seul appartement se déploie derrière les quatre fenêtres de ce premier étage. Il y a donc Quatre étages de deux appartements, deux fenêtres deux balcons, et un étage d’un appartement, quatre fenêtres trois balcons dont un central.
On pourrait commencer à y regarder de plus près, compter le nombre d’habitants de ces neuf appartements, et y rajouter ceux des neuf appartements donnant sur cours. Cela pourra se faire plus tard peut-être. Pour l’instant, je me centre sur l’appartement de gauche au quatrième étage. Là, vivait un poète et « un philosophe homosexuel, et ensemble ils organisaient des fêtes une fois par semaine ou une fois tous les quinze jours. » Les fêtes du philosophe étaient célèbres dans tout Barcelone. Et lorsqu’on passait la nuit, devant le 252 C/ d’Aragó dans le quartier de l’Eixample, on entendait depuis la rue des voix qui dissertaient ou déclamaient, entremêlées sur le balcon, alors que dans la chambre, à côté, des étudiants buvaient, fumaient et baisaient. Dans le salon le philosophe étaient toujours debout, un verre à la main, arpentant l’appartement entre le frigo où il entreposait les bouteilles, le salon et le balcon, ses invités assis sur le canapé, les chaises, par terre (quand on circulait, il fallait enjamber les corps), ou debout, à préparer des cocktails. On disait le poète et le philosophe amants, mais personne n’en avait la certitude. Dans l’appartement, la porte d’entrée était toujours ouverte sur l’escalier et qui conque passait C/ d’Aragó pouvait monter au cinquième étage. Il n’y avait pas de musique, jamais. Le bruit venait de discussions passionnées sur Spinoza lu par Deleuze ou bien sur l’accessibilité de la pensée de Jankélévitch, sur ce qui fonde le mérite sportif, sur la profondeur de René Char ou l’humour désabusé de Thomas Vinau. La radio qui était posée près du lit du philosophe, dans la chambre où baisaient les étudiants, ne lui servait qu’à écouter les informations, le matin, au réveil. Il écoutait les titres, puis éteignait aussitôt après le flash, « de sept heures et demi à neuf heures du soir », depuis qu’il avait entendu que c’était ce que faisait Gaston Bachelard. Il se disait, comme lui, en fait il se disait qu’il fallait penser comme lui, que les faits lui suffisaient. Mais contrairement au philosophe français, les faits le fatiguaient et les fêtes où il buvait plus que de raison sous le regard du poète, lui permettaient de parler de grandes idées d’autant plus éthérées qu’il les diluait dans un mauvais alcool. Les fêtes duraient tard dans la nuit. Le philosophe y mettait fin en allant se coucher, se jetant sur le matelas à même le sol où les étudiants avaient baisé (pas toujours, parfois les soirées étaient chastes mais il faut dire que les étudiants y venaient parce que la licence n’était pas la débauche tant qu’elle s’accompagnait de poésie et de philosophie). A sept heures trente, son réveil sonnait, il allumait la radio et écoutait les premières informations. Le transistor restait souvent allumé parce qu’il s’était rendormi, sans le poète à ses côtés qui, lui, après avoir jeté quelques livres par la fenêtre, dormait sur le canapé, avec le chat.
Merci Philippe. Je me demande si le chat sur le canapé n’est pas l’un des deux qu’Helena Barroso observe parfois sur la terrasse de l’immeuble d’en face dans la vie des autres ?
https://www.tierslivre.net/ateliers/40-02-la-vie-des-autres/
Beau texte, beau titre. Pour une telle précision, je pense que le chat n’a pas pu tenir sa langue.
Avec l’avertissement de Ugo, je suis venue vérifier si c’était bien « mon » chat et j’ai trouvé un superbe texte !