#02 Jane Sautiere, du lieu au personnage | l’enjambement d’une cause commune

Il fallait que je sois loin, il fallait «réaliser» cette perte. Comme on dit en droit, on «réalise» un bien, on s’en sépare, on le vend! On le met dans le réel. Là, il ne s’agit bien sûr pas de vendre, mais de faire circuler ce texte. Réaliser, c’était aussi mettre de l’écrit en lieu et place de ceux que je ne reverrai pas.

JANE SAUTIERE

Mathilde se retrouve toujours à réfléchir entre quatre murs. Du plus loin qu’elle regarde le franchissement des seuils ansi que le temps passé dans des maisons familières ou étrangères, ce bloc de temps lui paraît contracté en un seul point fertile et incandescent, il contient sa sensation fugace mais tenace d’exister parmi les autres. Aujourd’hui elle ne sait vraiment pas quelle maison convoquer. Toutes comptent, elle y a passé à chaque fois suffisamment d’heures pour avoir engrangé des couleurs et des odeurs. Elle les passe en revue comme des diapositives. Hier, aujourd’hui, demain se superposent et l’image tremble comme prête à s’enflammer ou à se briser en mille éclats, jusqu’à la poussière corrosive du verre mal pilé, pellicule à l’ancienne, daguerrotype, polaroïd, ou photo numérique, ce qui s’imprime encore a perdu des paroles. C’est ce qui lui fait penser que s’attarder à l’emplacement des meubles, des décorations, des jardins, des venelles, des vignes vierges ou des talus, est une perte de temps. Seule la parole est digne de restituer une maison en vie, mais elle est abandonnée d’avance.

Elle est invitée dans une famille endeuillée qui est aussi la sienne. Le covid est passé par là. Quelques jours plutôt ils tenaient la main d’un qui luttait pour respirer , transformé en momie inca. Immobile , comme érigé dans l’air confiné et artificiel de la chambre. Cette parodie de départ de fusée interstellaire les avaient engloutis dans une solidarité inédite. Un moment pur aurait dit Christian Bobin. Une confrontation à l’imminence d’une déflagration sentimentale, à la coupure nette d’un lien qui était peut-être moins vif dans les années de vie de chacun.e. La catastrophe a bien eu lieu. Les pleurs silencieux sous les masques et l’intensité compassionnelle des regards ont figé les gestes des personnages. Un peu partis,eux aussi dans un au-delà du prédire. Il va bien falloir s’y faire. Le père, le cousin d’enfance, est mort.

La vie reprend aussitôt…mais le dimanche suivant, elle est invitée dans la belle maison du fils. Réunion de famille hors temps où les absent.e.s ne comblent pas les vides. Fierté d’une maison neuve, sans trop de souvenirs parentaux, tout est rangé, nickel chrome, et l’on se disperse après le seuil comme une eau discrète qui cherche son coin de lit . Trouver sa place. Sur les chaises les fauteuils cossus les canapés flambant neufs, dedans , dehors, tout est comme dans les catalogues maison & jardin .Tout est beau,voulant indiquer une réussite sociale indéniable, maison sur plans d’architecte, fonctionnelle, attentive aux rôles masculin et féminin, Mathilde pense crédit, endettement, débrouillardise et prise de risque mais le présent est rassurant. Fierté de réunir la fratrie et leurs enfants déjà grands, de parfait.e.s inconnu.e.s ; le mort le sait très bien, mais déjà on se plaît à essayer de retenir les prénoms; les orientations de vie, les études, enfants déjà dispersés en pensée. On recherche les ressemblances physiques. Des enfants respectueux et graves, mais déjà ailleurs dans leur vie, et pourtant étonnés de retrouver brutalement une lignée , même incomplète… Les anecdotes fusent…puis s’épuisent.

Les obsèques ont eu lieu en plusieurs étapes. Des ambiances séparées.

La valise est déposée sur la table basse du salon. Prends ce que tu veux ! Vraiment ?

Vague malaise. Retrouver ses souvenirs dans la valise des autres est une expérience assez troublante. Impression d’une liquidation trop rapide dans une salle de vente.

Les souvenirs ne peuvent pas se vendre, et à peine s’échanger. On garde au fond de soi des impressions qui ne peuvent pas s’exprimer à voix haute. Le moment de partage est pourtant chaleureux et sincère. Beaucoup de photos en double ou triple exemplaires. Des pièces uniques par dizaines. Mathilde compte mentalement le nombre d’enfants et s’enquiert en direct des priorités d’attribution. Curieusement , le choix se porte sur des critères subjectifs surprenants. Et on sent une réticence à se rapprocher de l’image rajeunie du mort. On parle de lui comme s’il était là. On plaisante. Une fille prétend communiquer avec lui en tirant les cartes.Elle annonce qu’il va bien, qu’il est bien arrivé et qu’il se sent heureux. La valise ne proteste pas, ni personne d’ailleurs.

Mathilde se retient de pleurer. Les enfants plongent dans la piscine au fond bleu impeccable.Il n’y pas lieu de déranger les silhouettes figées sur le papier photo.

Mathilde n’a pas eu le courage de rencontrer son personnage, et elle n’est pas certaine que ce soit celui-là qui soit le plus bavard, d’ailleurs il ne lui appartient pas… même si les morts se ressemblent à la fin, comme des gouttes d’eau.

Elle s’est tournée vers un poème de Gabrielle ALTHEN

Elle s’en lit un extrait :


Tu as bu un café
Tu as fermé le gaz
Rangé ta chambre
Et rassemblé tes feuilles
Pour retrouver le bois charnu de ton bureau
Reste une barrière de cendres
Toujours la même au toucher intérieur
Tu sais mal où elle est
Tu ne sais pas la déplacer
Tu as les yeux cernés
Mais le jour campe aux abords de leurs cernes
Tu te demandes: suis-je bien ici ou déporté ?
Le jour est seul et le vent crie
Peut-être il te faudrait aller ailleurs
Par exemple où les gens vont et viennent
– Y serais-tu bien davantage ? –
Ici ou là
Et déporté toujours
[…]
Et le gosier noué
Etre seul est-ce cela ?
Jusqu’à ce que passée la déchirure
Une machine distribuant par bouts
Ludwig van Beethoven
Use la question et précipite le soleil.

GABRIELLE ALTHEN SOLEIL PATIENT EDITIONS ARFUYEN

Peinture d’Emanuelle REY (collection particulière)

Il faut se vider la tête, se reposer un peu… reprendre la vie normale… sarcler les pensées, trier les images, faire l’inventaire des émotions , comme on se prépare à quitter nos maisons d’enfance, celles des souvenirs clos… Le 1er Mai, je reste à quai, en ville, en hauteur, chez nous, seule ou très bien accompagnée, juste le « plipetis » des oiseaux à travers la baie vitrée, l’immeuble silencieux… l’enfant a dormi ici puis a rejoint ses parents pour l’après-midi… on a joué on a ri, on a fabriqué des confettis, on a parlé sérieusement et beaucoup moins sérieusement, on a fait les « zinzins » comme dit sa mère… moi, j’en avais besoin… c’était bienfaisant comme un rayon de soleil un peu déluré échoué sur nos bras comme une baleine… Des paperasses à faire pour la très vieille Dame qui a perdu sa moitié, il ne faut pas trop attendre … les banquiers et le fisc guettent au patrimoine… Agression supplémentaire… Elle doit entrer en institution, elle y est déjà par le projet médical auquel elle ne peut plus se soustraire… On en parle, on essaie de dédramatiser, on change de sujet… elle dit oui, elle dit non, elle dit qu’elle ne comprend plus rien, elle est intelligente et lucide, elle joue un peu d’harmonica pour moi, elle veut me faire plaisir, elle est épatante et triste , les deux à la fois sans transition, on parle des souvenirs heureux… ça c’était hier, et j’ai eu du mal à la quitter dans cette nouvelle vie pas formidable…Elle me demande : Pourquoi tu pars ? C’est une phrase que les visiteurs et les proches entendent, en ce moment, dans la petite chambre d’hôpital toute neuve et pimpante… Je fais silence , brièvement, et je prends un air consterné, interrogatif et à voix douce je questionne… : – Je ne peux pas changer de vie pour toi… Si ? Elle me regarde : – Ah… oui ! C’est ça… et elle sourit, elle a compris… A 97 ans , elle connaît la vie… On éclate de rire, un peu… on se retient… Je reviendrai après-demain, je téléphonerai à l’équipe, je m’arrangerai pour l’appeler sur le portable de son amoureux même si elle ne peut pas décrocher seule, j’attendrai le passage d’une soignante pour qu’elle lui tende l’appareil… Il nous faut innover pour ne pas se séparer trop brutalement, pour garder sa main dans la mienne,pour promettre sans omettre le conditionnel au présent, l’aléatoire, les nécessaires respirations… Ce n’est pas parce que l’on s’aime qu’on doive s’étouffer. Ce n’est pas parce qu’il y a la mort qu’on doit réprimer la vie d’ailleurs… Mais les images reviennent, les sensations, les pensées tristes et sans filtre… Ce n’est pas si violent que j’imaginais, c’est plutôt encombrant ou aspirant selon le moment. Seul le poème peut soulever cette masse de résistance à la souveraineté de légèreté perdue…

Mathilde est déjà vieillie, elle compte ses personnages sur les doigts de la main, s’aperçoit que ses deux mains ne suffisent pas. Elle reste assise devant son clavier et se demande de quoi demain sera fait. Mais elle n’insiste pas non plus. Elle ignore quel personnage va surgir sous ses choix. Elle a ressorti un vieux texte qu’elle considère comme une note de journal, de celles qu’on finit par oublier , mais qui pourraient facilement entrer dans la matière-livre. Cette glaise onctueuse et salissante.

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

Un commentaire à propos de “#02 Jane Sautiere, du lieu au personnage | l’enjambement d’une cause commune”

  1. « Retrouver ses souvenirs dans la valise des autres est une expérience assez troublante. Impression d’une liquidation trop rapide dans une salle de vente. »… une raison pour les laisser dans la valise les accroche-souvenirs et se contenter de ceux qu’on porte