Le 28 janvier 2024, je tente une expérience beaucoup plus simple que je l’aurais crûe. Je rentre dans le garage, allume la lumière, et décroche le vélo couché qui dormait là depuis quelques temps. Je regonfle les pneus. Je monte dessus et pédale à l’envers, en essayant de comprendre le mouvement. Oui, le point mort disparaît bel et bien ! Même si je le sais déjà, je jubile intérieurement d’autant que l’angle d’attaque dû à la position couchée me semble favorable. Je me relève, observe les gaines de chaîne. Je rabats le dérailleur vers le bras du cadre et le maintiens avec un tendeur, donnant ainsi du mou à la chaîne. Au niveau du pédalier, je dérive la chaîne, croise ses brins pour inverser le sens de pédalage, la rive à nouveau. Me voilà avec un vélo couché rétrodirect. La longueur de la chaîne des vélos horizontaux permet ce croisement sans heurs. Je ne sais pas alors si ces deux pratiques minoritaires ont déjà pu être hybridées. Cela aurait pu être le cas à Saint-Étienne dans les années 1930, où les rétrodirectes Hirondelles ont croisé des vélos horizontaux Ravat. Aucun article n’en rend compte, la rétrodirecte étaient supplantée depuis le début des années 20 par le dérailleur, dont Le Cyclo, autre fierté locale, qui équipait les Véloriz de Ravat.
Le vélo horizontal a été breveté par un genevois, Challand, en 1896. Il l’appelle bicyclette normale. Sans connaître le succès et sans disparaître jamais des esprits, il génère son petit enthousiasme à intervalles réguliers (1930, 1970, 2000…). Ses records de l’heure sont remarquables, et son confort le fait apprécier de certains cyclo-voyageurs. L’Uci l’a interdit en compétition suite au record de Francis Faure en 1933. Son industrialisation et sa viabilité économique sont difficiles.
La rétrodirecte est lancée par Émile Perrache en 1901, à la suite de constats sur son home-trainer que tout le monde peut reproduire. Son enthousiasme réussit à convaincre plusieurs constructeurs. Elle suscite de nombreux débats d’autant plus que plusieurs systèmes participent aux concours de bicyclettes de tourisme de 1902 et 1905, avec des médailles d’or à la clé. Il s’avère pour autant qu’elle ne sied pas à la course. Après la fièvre des polémiques, des outrances et des défis, on la surnomme la « poly du flâneur ». Elle reste appréciée pour sa simplicité et le délassement qu’elle offre. Son modèle emblématique, l’Hirondelle stéphanoise, est produite jusqu’à la fin des années 1930. Petite niche, elle n’est ensuite plus commercialisée. Elle renaît parfois à travers le monde dans des garages de bricoleurs, parfois même grâce à des imprimantes 3D.
Je racontais un jour cette histoire à un autre voyageur à vélo, debout dans un train. Il écoute avec attention et me révèle qu’il est kiné spécialiste de la modélisation du mouvement. S’ensuit une analyse à pied levé avec simulation des gestes. Un virage le déséquilibre vers la porte des toilettes. Il se rétablit et livre ses conclusions : les angles sont en effet plus propices pour maintenir la force du pédalage, avec une plus grande mobilisation du puissant grand fessier. Attention cependant, plus de forces s’exercent sur la rotule et la plaque sur l’articulation. Je tiens ici à saluer ce fada du mouvement. Dans des discussions autour de la rétrodirecte au début du 20e siècle, certains adeptes se plaignent parfois de douleurs aux genoux en voyage. Tout s’explique.
Je prends mon casque et sors la machine. Je la pousse sur le trottoir jusqu’à la rue adjacente large et calme. Le ciel est gris. Pas de représentants de la mairie, aucun ministre à l’horizon de ce grand jour si simple à réaliser.Tant mieux. A la radio, on cherche encore celui des transports. Je monte sur le vélo couché par un jeté de jambe droite par dessus le guidon bas et la bôme, puis une retombée sur le siège. Il y a longtemps que je n’en ai pas fait, par simple conformisme. Me voilà confortablement allongé au milieu de la ville, position peu usuelle. Au contraire de la rétrodirecte hirondelle bénéficiant des deux sens possibles de pédalage, le système ainsi réalisé est totalement rétrodirect. Impossible de se rattraper sur le pédalage direct lors d’hésitations. La première bicyclette rétrodirecte du capitaine Perrache était aussi uniquement rétro, avec même un seul développement de 3m65, transmission acatène et roue serve. Avec, il a parcouru les massifs du Ventoux, du Mezenc, de l’Aigoual, le Vercors, le Dévoluy, etc. comparant chaque jour ses impressions.
La difficulté au départ vient quand même des réflexes du pédalage classique, appris depuis l’enfance. Il faut réfléchir au démarrage à comment placer la pédale, puis bien pousser la jambe vers le bas plutôt que vers le haut. Le deuxième pied qui rejoint le mouvement ne doit pas se tromper non plus. L’équilibre vient assez rapidement, cela fonctionne. Au premier stop, le stress monte lorsqu’il faut redémarrer sans accroc. C’est là que le pied veut pousser vers le haut, et se laisse surprendre par la résistance nulle de la roue libre.
Sur le plat, tout se passe bien, j’acquiers très vite une trajectoire stable. Je passe devant une terrasse de bar sans aucun quolibet ou commentaire. Je réussis à passer les vitesses. A un feu rouge, un passant engage la discussion avant de traverser en trottinant. Enhardi par plusieurs centaines de mètres parcourues, je décide de tourner à droite vers une montée raide là où devrait se révéler l’intérêt de la rétrodirecte : selon l’Homme de la montagne, elle permettrait en montée d’aller moins vite sans se fatiguer grâce à l’absence de point mort. Argument difficile à publiciser, cette apologie de la lenteur fut un sujet de moqueries dans la presse d’antan alors que s’ouvrait un siècle de vitesse. Le stress généré par le bruit d’accélération en côte des voitures ont vite raison des essais. A défaut de trouver le bon rythme ou le bon braquet, le corps se crispe, décide et tente de se redonner de l’élan en pédalant dans le sens connu depuis l’enfance. Au 3e départ, le pied soudainement se jette à corps perdu dans le sens horaire, l’élan s’évanouit complètement, les mains bloquent les freins automatiquement pour ne pas redescendre, et à peine les pieds ramenés au sol c’est la chute lamentable. Je bascule lentement vers le trottoir, échappe ma jambe droite de la morsure du cadre et du sol, appose la paume des mains sur le bitume, très propre il faut le reconnaître, sans aucun gravillon, et tente une sorte de roulade qui ne finit pas faute encore une fois d’élan. Heureusement, un vélo couché n’est pas haut. Seule l’angle du trottoir marque le tibia droit d’une petite éraflure, les mains ne sont pas abîmées. Je me relève rapidement dans l’espace urbain. En haut du raidillon, un groupe de marcheur en balade. Je finis la montée en poussant sur le trottoir le vélo normal rétrodirect, et bifurque à droite à la première descente. Le tour de quelques pâtés de maisons constitue cette première expérience. Mitigée, je ne sais pas s’il faut la poursuivre. D’un côté, le pédalage a été bien plus facile à acquérir que mes premiers essais en vélo couché, parvenant à rouler presque deux kilomètres. Bien plus facile à acquérir que le pédalage enfant. Pour l’instant, je rentre au garage et je dérive à nouveau la chaîne pour la placer dans le sens direct. Je réalise de cette façon le geste nécessaire aux changements de vitesses primitifs des premiers cyclotouristes de l’école stéphanoise ; je pense qu’il sera facile de le réaliser à nouveau au besoin, même en route.
Le capitaine Perrache ne connaissait pas la présence des automobiles lors de ses essais en côte, il pouvait insister jusqu’à arriver en chantant au sommet de la côte de Polémieux. Je comprends comme il est difficile aux enfants de s’amuser aujourd’hui au milieu de la présence menaçante des S.U.V..
Le changement étant si rapide et simple à faire, l’expérience me parait possible en voyage. Réaliser des portions de pédalages rétrodirects sur des voies vertes le long des canaux, sans danger, ou sur des petites routes désertes du Cantal. Dans l’absolu, le rêve serait aussi d’avoir au moins une vitesse directe, nécessitant tout de suite une mécanique beaucoup plus compliquée.
La quête de la machine idéale du touriste n’a pas fini de faire tourner les stylos.