Freyja enfoncée dans les vieux coussins de son fauteuil d’osier sort son jeu de tarot, pousse sur la table basse faite d’un autre vieil osier les deux mugs et les gâteaux secs, se lève pour remettre une bûche dans la vieille cuisinière en fonte. Elle étale les cartes, pour l’instant le jeu complet dit-elle, on fera les figures après : prends quatre cartes. L’autre regarde, l’avenir de son fils se joue, va-t-il sortir de sa dépression et quand, les cartes lui parlent de leur usure, des motifs bleu-passé identiques mais certains plus passés que d’autres, de la chance qui se cache sur les endroits : l’amoureux, le soleil, l’étoile, le monde. La chance, c’est déjà que Freyja accepte de sortir son jeu, c’est dangereux de jouer avec ça dit-elle, on peut devenir addict.
À 18h, la caravane posée sur ce que les habitants du quartier pensaient jusqu’à hier être une rue, quasi une place, une placette, en tous-cas le lieu de passage pour quelques habitants se déplaçant en voiture, apportant leurs courses ou faisant livrer leur bois, la caravane est vide. Elle occupe le lieu. Le bruit s’est vite répandu que le morceau de voie où l’on circule depuis des générations n’est pas municipal mais privé. Jacky, célibataire dans la quarantaine, sans occupation particulière, va quitter la maison de ses parents derrière, et s’y installer. Il doit être au bar.
Gilles aussi est au bar. Sa femme Marie, juste rentrée du travail, regarde cette caravane depuis leur petite terrasse surplombant ce qu’elle pensait être une place. Sa silhouette est masquée par les branches du figuier grimpant jusqu’à chez elle depuis un carré de jardin en contrebas. Il reste quelques feuilles jaunes et figues non cueillies, visitées par des frelons traînards pas pressés de rentrer dans leur nid en ce 18 novembre provençal. Alexis est dans la pièce principale en train de développer ses capacités neuronales : il monte un circuit de bois pour y lancer ses billes.
Marie jette un coup d’œil sur la grande maison faisant angle droit à hauteur de sa terrasse, un rez-de-chaussée deux étages. Maryse doit être au bar. Elle a laissé des cagettes et des cartons devant la porte du rez-de-chaussée, d’où dégoulinent des fringues et des sacs en plastique remplis de pots de confiture vides et de chaussures à talon défraîchies. Deux pieds de lampe en bois paraissent en bon état, du moins avant la rosée, habituelle en cette saison. Les vide-greniers offrent à Maryse son bistrot quotidien.
C’est déjà allumé chez Paul. Il écoute les infos de 18h à la radio, le président américain autorise l’Ukraine à lancer des missiles longue-portée sur la Russie, il enlève ses chaussures de chantier, aujourd’hui il a aidé un ami à monter un mur en pierre, et donc fait le manœuvre : bétonnière, brouette, déplacement de pierres. L’ami, avec sa petite truelle, a disposé artistiquement les pierres pour créer ce mur séparant sa propriété de la route. Dos cassé, il se prépare une tisane avec les grains de lavande et la sauge du jardin de Freyja. Son chat est sur le balcon, occupé à surveiller le quartier vide ou les mésanges du figuier, lesquelles commencent à se manifester depuis début novembre, attendant les mangeoires d’hiver.
Derrière chez Freyja la grande maison des Marseillais est fermée depuis des années, et celles des Allemands a les volets ouverts. Ils viennent de rentrer de randonnée, s’apprêtant à manger du pain d’épices allemand. Mais là, surprise, il y a une caravane devant leur entrée, ils n’ont pu garer leur Volkswagen devant leur porte. Ils inspectent cette caravane mais le griffon noir surgit soudain de la maison des parents de Jacky, gueule ouverte et aboyant à hauteur de genoux. Ils rentrent précipitamment sur leur petite terrasse et ferment la porte de bois bleu clair, un bleu clair dont ils étaient très contents, jusqu’à cet instant de la découverte de la caravane.