Tu sais comment c’est, ça te surprend les premières fois – ça te tombe dessus et rien à faire pour t’en détacher, c’est là et ça s’accroche à toi, ça ne te lâche pas, jamais tu as l’impression – il faut bien partir, pourtant ce sera toujours là, dans la valise les livres, les habits secs souples simples c’est l’été, ce sera sur cette île et tu prendras l’avion – je me souviens qu’on y avait été à Pâques une première fois, cette année-là, on s’était dit avec les filles les amis qu’on reviendrait en août, oui, on reviendrait et sous les platanes on boirait du pastis, sans eau s’il le fallait – le pastis avait quelque chose, dans ces moments-là – attends, cinquante ans tu te rends compte ? – on reviendrait oui, on s’était embrassés, on s’aimait, il n’y avait rien de plus normal, on s’écrirait on se parlerait peut-être au téléphone mais c’était plus compliqué et surtout plus cher, on n’avait pas d’argent comme d’habitude et comme d’habitude on s’en foutait un peu, on travaillerait – à la poste même s’il le fallait – ou aux nouvelles galeries – on pouvait faire ce qu’on voulait pratiquement, ce n’est pas que ça ait été tellement plus libre qu’à présent, moins sans doute, on ne connaissait pas exactement la fonction de ces amours-là en réalité on aimait et voilà tout – le cœur te battait à se rompre quand tu la voyais, le sourire et la joie de la douceur de sa peau – c’est tout et si je te parle de ça c’est qu’à ce moment-là, tout était différent, en réalité, on avait des permissions à demander, nous n’étions pas des adultes, des mineurs tout au plus oui, mais déjà oui, à peine s’il ne fallait pas pour voyager signer un papier et le faire signer par les parents, et à la fin de ces petites vacances-là, on s’était dit qu’on reviendrait, le dernier soir on avait bu avant d’aller danser, le soir est souple sous ces latitudes mais il vient d’un coup, tu ne t’y attends pas il est déjà là, on reviendrait oui, en août, on prendrait l’avion oui – c’est mieux, c’est le mieux – oui, on reviendrait, il y avait des lumières sur la piste de danse, on riait un peu partis, on aurait dû manger quelque chose, un peu gris mais pas trop pourtant, et puis ça vous tombe dessus – il faut repartir mais on reviendrait oui – et puis les mois passent, fin juin il avait été avec elle en vacances à Rome, le Palatino oui, et l’hôtel via Cavour, pour ma part je le savais depuis longtemps malade mais justement, lorsque ces choses-là sont installées, elles font partie d’un décor immuable croit-on – elles sont là et on ne pense pas qu’elles puissent évoluer, on les croit inchangeantes – elles ne sont qu’inscrites dans le temps, on s’est habitué à leur présence, le menu le régime sans sel et les médicaments les visites des médecins parfois, ses visites à lui chez le médecin de la rue, il marchait toujours il n’avait pas cinquante ans puis en revenant de ce voyage, le voilà qui s’alite, et reste dans cette position, il est fatigué oui me disait-elle, le mois de juin fini on embauche à l’usine pour les six semaines réglementaires pour la quatrième année consécutive, il y avait eu le passage de l’examen auquel j’avais échoué, de presque rien mais échoué quand même, le bac ce qui ne remettait pas en question les vacances sur l’île – j’avais conçu avec mes deux amis ce deuxième voyage, pensant les rejoindre la troisième semaine d’août – ça se ferait certainement, le mois juillet passait, on en était à la fête nationale et lui avait disparu l’avant-veille, se faire soigner à l’hôpital, sa femme était avec lui, mais à Paris ? oui, à Paris, sa mère était venue garder les enfants qui n’en étaient plus vraiment – pour rester avec eux, pour qu’ils ne soient pas seuls – disparu tout à coup – sans recours – le mois s’avançait, le travail en bleu et en blanc, les pneus et le kardex, et puis la vraie disparition – déchirante – impensable – les habits dans les tons foncés qu’on achète chez brummel, la résidence de quelques jours chez L., les trois cents mètres carrés de la place V., duplex, dormir dans la chambre de bonne une fenêtre donne sur l’escalier intérieur, la cérémonie à Berlioz et le retour au travail, la cheville blessée je n’avais pas vu cette palette au coin d’un détour et je m’étais infligé une entorse – accident du travail, arrêt de quelque quinze jours et demain je partirai – elle était revenue, elle vivait entre ici et Paris je ne sais plus si c’était vraiment vivre – son frère vint me voir, tu me comprends, j’étais dans ma chambre (la verte, au deuxième étage) alors tu pars en Corse ? C’est bien change toi les idées – il me donna quelques billets (j’invente ou je n’invente pas tout est vrai), je claudiquai encore, la fenêtre de la chambre ouverte sur le jardin, il ne s’agissait pas d’insomnie, non, j’avais fini de dormir simplement – « partir on a tous un avion dans le cœur » était une de ses chansons favorites à cause du swing de la deuxième partie – tu m’appelleras quand tu seras arrivé m’avait-elle recommandé, bien sûr, elle était assise sur mon lit, ses lunettes à ses yeux foncés – je me dis qu’elle aurait aussi bien pu se lever, aller à la fenêtre allumer une de ses disque bleu et regarder la nuit – mon sac était prêt le jour finirait bien par se lever, ce n’était pas une valise j’avais vérifié la présence des billets comme on fait toujours, partir à l’aurore, aller au train, puis au bus pour l’aéroport, Denfert déjà – bientôt le soleil, toute la vie mais c’était arrivé, c’était là et tu sais comment c’est à présent, il y en a eu tant et tant qui s’en sont allés, mais c’est toujours là ça s’accroche, ça a l’air de t’attendre et ça te prend, ce n’est pas que ça t’étouffe mais ça pèse plus fort que toi que tout, c’est là et ça s’accroche, il faut juste du temps pour que ça se détache doucement – souple et simple mais c’est là et ça ne partira jamais
la veille, il n'y avait personne – la maison bleue était vide depuis quelques mois – avant ça, il y avait eu là des vieilles gens qui se disputaient – ils sont partis on ne sait où – dans la maison verte au bout du jardin il y avait cette vieille femme qui errait semblait-il, jamais elle ne parlait à personne et c’était comme si personne ne la voyait et même l’épicier n’avait pas affaire à elle – c’était comme si elle n’existait pas – elle portait une blouse fleurie à manches longues la plupart du temps, elle avait le cheveu court blanc, sans doute était-elle très âgée, on pouvait l’apercevoir parfois sous sa véranda, elle se tenait debout et ne regardait rien de spécial ou de précis – vous auriez pu tout aussi bien la saluer, ça n’y aurait rien changé – en règle générale on ne la voyait pas, elle se tenait du côté du jardin et ce n’est pas que son regard ait été éteint mais il était très difficile à retenir – puis un de ces jours-là, ces jours où, toutes les nuits se déclenche à presque heure fixe un orage, vers trois ou quatre heures du matin la pluie tombe et délave tout ce qui se trouve à sa portée, c’était un mardi je crois mais je ne me souviens plus très bien, ne me demandez pas trop de ce genre de détail, s’il vous plaît – toujours est-il que la veille, il y a eu une femme de ménage qui est arrivée et a commencé à nettoyer et balayer la véranda, la pièce intérieure, c’était une femme noire qui avait une incisive d’or qui brillait quand elle souriait, elle a parlé avec la femme enceinte et rousse qui vit dans la maison d’en face – vous pourriez aussi bien aller l’interroger elle, elle en sait peut-être plus que moi – non, moi je ne sais rien… c’est à dire que oui, je l’ai vue cette femme, deux ou trois fois, elle portait toujours ce même vêtement qui m’a étonné parce que des manches longues quand il fait cette chaleur… Mais non, je ne lui ai jamais parlé… Ah alors avec la femme rousse, oui, déjà on a parlé c’est normal entre voisins – très séduisante oui – mais juste bonjour bonsoir, on se rend parfois des services mais c’est tout ça ne va pas plus loin, je peux prendre son courrier si elle n’est pas là… et elle le mien, oui, ça peut arriver mais c’est tout… L’autre c’est une femme très discrète mais c’est pareil, je ne saurais pas vous dire… mais je crois qu’elle a toujours été là… moi voilà cinq ans que je suis là et je crois qu’elle a toujours été là… enfin je ne sais pas, je ne me suis pas posé la question, mais oui, depuis tout ce temps j’ai l’impression qu’elle a toujours habité là, oui...
Pour toi, Piero. https://youtu.be/AyLQGDIrGcI
merci beaucoup (quelle belle chanson – elle me fait penser à Judy Garland qui la chante (« Le magicien d’oz » tsais) (et à elle aussi quand James Mason va se baigner, là-bas, à la fin dans ce film « Une étoile est née » (celui de Cukor) pfff…) (merci beaucoup)
souffle coupé… mais comment tu te débrouilles pour nous entraîner dans ta ronde, nous parler de tout autre chose, nous émouvoir, nous bousculer, réduisant finalement le sujet proposé à quelques lignes avant la fin…
ah non vraiment t’es fort ! j’ai lu chaque mot, chaque ligne…
eh bien…! (tant mieux, merci de ta lecture – vraiment flatté Françoise…merci à toi)
on ouvre en sachant que c’est vous mais aux premiers mots on l’a oublié et on le redécouvre avec le plaisir de retrouver cette voix, et il y a ce voyage quand la liberté et l’amour sont découvertes et ce tissage des époques, des âges, du je et du il
oui Merci
sait-on jamais où on va aboutir ? (merci à vous Brigitte)
ben voilà, m’suis faite engueulée, j’ai lu à haute voix à ma douce, mais le texte m’a essoufflé, j’ai pas tenu le rythme, faut je le relise avant de m’relancer…j’te r’mercie hein….(elle a bien aimé, et je suis curieuse de voir le résultat sur ses peintures…hihihi…).
fais une photo de l’image qu’elle réalisera (si jamais), on la posera en tête de texte – pour voir… (désolé pour le savon…)
balloté d’un côté, canalisé de l’autre,
les « personnages » se superposent s’engendrent disparaissent
des voyages comme des vies
le temps qui passe et ne détruit pas tout
merci Piero pour ton texte