La chambre
Deux genoux appuyés sur un parquet disjoint,
une main fermement appuyée sur un parquet couleur chêne,
une main d’un enfant de moins de dix ans tenant fermement une épingle à tête, ou un trombone détromboné, ou une allumette,
et
la poussière jaillit entre les interstices des lames du plancher,
un sentiment de vainqueur, de détrousseur, de va-t-en-guerre
un rituel de début de vacances scolaires d’été – trois mois presque à ce moment-là –
il aimait cela l’enfant
cela était un jeu de voir ces petits tas s’accumuler devant lui
des petits, des tout petits, des énormes à ses yeux d’enfant
puis chaque quart d’heure ou demi-heure ou heure – la notion du temps à cet âge-là –
poser l’instrument de torture des lames de parquet
s’emparer de la balayette et de la pelle, toujours bleue
ramasser les petits, les moyens, les gros tas
les jeter dans le seau à charbon faisant office de poubelle
passer un chiffon mouillé sur la surface débarrassée de ses souillures
et recommencer, recommencer
l’enfant ne sait plus
mais il croit se rappeler
que trois matinées lui permettraient de venir à bout du sol de sa chambre, de sa petite chambre, au premier étage de la maison familiale.
La plage
Deux
genoux posés sur du sable laissé dur et mouillé par la marée descendante,
une main cramponnant un seau bleu – la couleur bleue le poursuivra toute sa vie
-,
une main d’un enfant d’une dizaine d’années tenant fermement pelle ou râteau,
et
le château de sable jaillit sur la plage de sable fin sans autre limite que
l’horizon
un sentiment de constructeur, de bâtisseur, d’architecte
un rituel lors du séjour de juillet sur la côte atlantique lors des vacances
scolaires d’été – trois mois presque à ce moment-là –
il aimait cela l’enfant
cela était un jeu de voir ses tours
plus ou moins réussies, plus ou moins droites, plus ou moins hautes
s’ériger sur le sable de la plage
elles n’étaient pas à l’abri
des pieds énormes de l’adulte qui ne regardait pas où il les mettait
du vilain coup de pied de l’enfant rouquin qui n’avait pas voulu jouer avec
lui, l’enfant qui bégayait et dont on se moquait
du ballon de la fratrie qui, un peu plus haut, jouait, courait et n’avait pas
voulu de lui dans leur jeu avec le gros ballon multicolore qui roulait, tanguait,
descendait vers la mer
et recommencer, recommencer
l’enfant ne sait plus
mais il croit se rappeler
que jamais il n’a remporté le concours de château de sable organisé par le club
Mickey installé un peu plus haut sur la plage, juste devant la maison de
vacances estivale.
La cave
Deux
genoux que le sol terreux de la cave criblait de marques,
une main qui grattait le sol fébrilement,
une main d’un jeune garçon d’une quinzaine d’années armée d’un petit râteau en
fer,
et
la chasse au trésor commençait
un sentiment de conquistador, de pirate, d’inventeur
un rituel lors du séjour d’août lors des vacances scolaires d’été – trois mois
presque à ce moment-là –
il aimait cela celui qui n’était plus tout à fait un enfant
cela était un jeu qu’il partageait avec ses quatre cousines et cousins
leur grand-père leur avait confié une carte
vraie ou fausse, ils s’en fichaient
ils y croyaient dur comme fer
à ce coffret qu’ils devaient découvrir dans la cave de la grande longère faite
de coins et de recoins, de murs éboulés plus ou moins, d’endroits où il fallait
ramper
les cousines criaient, eux riaient quand une souris les frôlait
quand ils trouvaient un rat mort
et recommencer, recommencer
celui qui n’est plus un enfant ne sait plus
mais il croit se rappeler
qu’enfin, l’année de ses seize ans, ils trouvèrent enfin une boîte qui
contenait cinq louis d’or, il a toujours le sien et y tient comme à la prunelle
de ses yeux.
Le désert
Deux genoux à terre,
une main devant sa bouche tenant un mouchoir, qui ne peut être que bleu
une main en visière devant ses yeux,
et
sa découverte de l’arbre du Ténéré
un sentiment de conquérant, de victoire, de fierté
un nouveau rituel se révélant à lui qui en rêvait depuis si longtemps
il aimait cela l’enfant qui était resté enfoui au plus profond de lui
il avait erré si longtemps dans le désert
pour retrouver l’endroit
où celui qui avait tant enchanté ses jours avait disparu
ses mots enchantaient toujours et encore ses oreilles
Angèle, du prénom de sa tendre grand-mère qui le gavait de crêpes Suzette
Marlène, du prénom de sa première déception amoureuse
Et Lucie, celui de celle qui l’attendait chez eux en portant l’enfant surprise – il fallait qu’il rentre vite –
et recommencer, recommencer – non pas cette fois là qui devait rester unique
l’enfant qu’il était ce terrible 14 janvier 1986 ne sait plus
mais il croit se rappeler
que ce jour-là il a pleuré, pleuré, versé des torrents de larmes .
et s’être promis de ne pas être un héros.
La place du village
Deux genoux qu’il refusera de
plier et de mettre à terre,
une main qu’il ne tendra pas,
une main qu’il posera sur son cœur
et
son refus de la barbarie, de la lâcheté
un sentiment de honte qu’il chassera bien vite – on plie mais on ne rompt pas –
un rituel de célébration du drapeau français devant le monument aux morts,
chaque 19 août, sur la place de son petit village
il aimait cela l’enfant qu’il n’était plus depuis longtemps
il défiait ainsi tout le monde
année après année
lui qui avait été choisi comme porte-drapeau – un jeune pour honorer les morts
et les disparus –
lui qui n’avait jamais combattu
lui qui préférerait déserter ou résister que se soumettre
lui qui refusait de baisser les yeux vers le sol, n’importe quel sol, il
refusait
et recommencer, recommencer
l’enfant qu’il n’est plus ne sait plus
Mais il croit se rappeler
que son engagement rappelle ceux de ses ancêtres et qu’il en est plus que fier.
Dernier
et recommencer, recommencer
l’enfant ne sait plus
mais il croit se rappeler
que
dans la maison familiale, il y avait aussi un carrelage rouge et blanc dans l’escalier
dans la maison estivale, il y avait un carrelage en tommettes rouges
dans la cave, il y avait dans un coin des boîtes de carrelage noir
puis il a grandi
dans le désert, il n’y avait que du sable
sur la place du village, il y a des pavés, des centaines de pavés…