#anthologie #01 / Le travail

#01 / Le travail

Se souvenir, il y a trente ans… de ce restaurant.
Aller dans le Sud de Paris à Montparnasse après les études du jour pour enfiler le costume de nuit. La jupe, noire et courte, au-dessus des genoux, seyante et portée avec des talons. Les ongles et les lèvres, de rouge enduit, tout comme la viande, saignante. Le pavé étant le morceau le plus maigre, l’entrecôte beaucoup plus grasse.

Caresser les pavés sous les pieds d’une démarche nonchalante, puis, arriver devant l’entrée et se faire une place dans le tourniquet coulissant. Sourire aux collègues, piquer une chips dans le grand bol destiné aux clients lorsqu’ils attendent une table, jauger la salle et traverser ce territoire du soir. Poser sa main sur la rampe dorée, la laisser glisser comme font les enfants, tout en descendant l’escalier, se demander : mais qu’est-ce que je fous là, continuer à descendre en colimaçon en s’appuyant sur la rampe, y mettre une pression de la main pour faire comme de la buée grâce à la sueur, déposer son empreinte digitale enfin, en tapotant le rythme d’une musique à soi venant des écouteurs collés aux oreilles.

Sourire de nouveau, puis se raviser.

Dire bonjour aux autres serveuses s’habillant, se coiffant et se maquillant. Les odeurs et les parfums mélangés dans ce vestiaire-temple de la féminité. Les lumières comme dirigées sur les apparats de chacune. Des bas à terre. Déboutonner son jean en équilibre contre un casier pour ne pas gêner, dénouer ses lacets de baskets pour se parer de chaussures conformes à la volonté des responsables de cette chaine de restaurants.

Je n’y suis jamais allé, mais une fois l’an, ils vont jusqu’à organiser un défilé dans une boite de nuit pour choisir les tenues m’a-t-on dit…
Ne plus penser, se fondre dans l’uniforme, enfiler les collants et tout le reste jusqu’au chemisier moulant la poitrine.

Appâter, tel est le génie du lieu.

Sortir de son sac le matériel, le vernis à ongles rouge et non pas bordeaux, au risque de se faire réprimander, puis mettre du rouge sur la bouche. Se regarder, sourire puis se bousculer devant le miroir, se comparer, crier et rire à ce jeu de la beauté.

Souvent ici, me vient l’envie de pleurer. Se retenir.
Servir en souriant, les talons écorchés.
Prendre la commande, débarrasser, guetter le pourboire comme une récompense de ce simulacre.
Le rush, le coup de feu puis le calme.

Et avec ce calme apparent, les corvées de nettoyage.
Qui à la plonge, qui au balai, qui à l’aspirateur sur la moquette rouge, cette couleur qui finit par énerver permettant un turn-over plus fort et donc une meilleure rentabilité, qui aux rampes dorées à polir à l’ammoniaque qui sent fort à s’en décoller les narines.
Compter la caisse aussi, et évaluer son succès, partager les pourboires avec la cuisine, se garder le plus gros pourcentage, c’est ainsi.
Faire la fermeture du restaurant, ne pas penser mais aller vite dans ses gestes avec assurance et logique. La fatigue s’installant en chacune, en chacun, il est urgent de terminer le boulot, pour pouvoir rentrer chez soi, tout comme la viande au frais.

3h du matin, bus de nuit.
Jusqu’à la porte des lilas, autant dire que c’est long.
Les poches sous les yeux, les travailleurs devisent entre eux, riant. Une place assise libre, je m’y installe, vêtue de noir et je les regarde rire en me disant : quelle énergie. Et c’est une leçon que d’apprendre auprès d’inconnus de la nuit avec qui je partage ce trajet, de ne pas se plaindre.
A cette époque je lis la recherche du temps perdu de Marcel Proust et je me laisse doublement bercer par le bus et par les phrases de l’écrivain jusqu’au long boulevard Sérurier.
Je me laisse ainsi porter par les mots, avec cette fumée enveloppant tous les visages comme pour les unir, et je me laisse séduire par la magie de cet instant profondément humain, qui la clope au bec, moi mes jeunes filles en fleurs. La cigarette étant encore autorisée dans les transports en commun, je m’en grille une avec le sentiment de contribuer à l’ambiance générale, euphorique, du labeur terminé.

Les pas dans l’escalier, petit jeu des doigts sur la rampe de bois, la clé ouvrant la porte sur mon lit, auprès duquel trône un réveil qui sonnera bientôt.