Je suis là, casque sur les oreilles, corps penché sur l’ordinateur, à contempler une vidéo, lorsque je vois s’installer à ma table ronde, mon compagnon et mon fils qui, sans vergogne, posent le livre de la Peste de Camus sur la table et se mettent à parler. Casque sur les oreilles, je n’entends rien, absolument rien. Pas un son. Seulement, ma vidéo. Mais je vois, je vois, tout, absolument tout. Leurs visages, leurs bouches s’ouvrir et se refermer, leurs expressions changer, leurs corps se mouvoir dans l’espace, je vois les plis du mécontentement, le souffle de l’ennui, l’impatience qui se devine. Je vois une scène grandir sous mes yeux et je pense « c’est cela ! » – Prestement, je saisis un stylo et un papier et j’écris, ce que je vois, ce qui se dessine, sous mes yeux ébahis, ce dialogue sans paroles et sans voix, ce petit miracle, cet enchantement du soir, un récit.
Lui, le père prend le livre dans sa main droite et l’ouvre de sa main gauche. Des post-ils se cachent entre les pages et il se met à lire, à voix haute, certainement, un extrait. Lui, le fils, penche la tête vers le sol, l’air excédé, emmerdé, soufflant par la bouche, écoutant d’une oreille le père qui continue, malgré tout. Soudain, le père s’arrête, redresse la tête et l’apostrophe. Le fils, se redresse et le regarde, puis, l’écoute. Le père s’arrête et parle au fils. De son doigt, il lui montre des écrits sur la page. Le fils se penche et dit quelques mots. Le père prend un stylo et une feuille de papier et les tend au fils qui doit écrire. Sa mèche de cheveux tombante sur son visage. Il l’attrape et la met derrière son oreille tandis que, penché sur le papier, de ses longs doigts fins, il écrit. Le père continue de parler, le fils, sans lui adresser un regard, lui répond et lui tend la feuille. Le père lit, le fils, attend. Sous la table, ses deux pieds jeunes et impatients, s’agitent. Le père interroge. Le fils cherche dans sa mémoire, mâchouille sa mèche, fait bouger sa chaise, se tourne à droite, puis à gauche. Le père le rappelle à l’ordre. Le fils ne bouge plus et dit quelques mots. Le père sourit, la réponse doit être bonne. Le père tend le livre au fils. Corps en tortue, arrondi, il dit les phrases, à voix haute. Le père écoute. Puis, pose des questions, sa main gauche dansante, à chacun de ses mots. Le fils, regarde rapidement son portable, le père tapote sur la table, le fils rit et continue. Le père interroge, le fils, regarde l’heure, regarde le sol, regarde le plafond, bouge ses pieds, touche sa mèche, et lui répond.
Je les regarde sans les entendre, pas un mot, pas un son, mais je vois. Je vois leurs corps vivants, bougeant devant moi, je devine leurs paroles, je vois, je vois l’impatience, l’énervement, le rythme du dialogue et je ris, je ris, en écoutant les mots de ma vidéo, je ris, en regardant leurs visages évoluer, et soudain, je les vois rire, eux aussi. Camus entre les deux, le papier, la feuille, le soleil entrant par la fenêtre, la main dans les cheveux, les corps qui se redressent et qui brusquement, se lèvent.
Le père tend le livre au fils.
D’une main nonchalante, celui-ci l’attrape, et de l’autre, s’éloigne, tout en regardant, intensément, son portable.
Le père me regarde, désespéré.
Je souris et referme mon cahier.
Un dialogue privé de paroles, une scène sans son. Mais la force de la narration, c’est d’arriver à entendre ces paroles. Merci.
Merci beaucoup.
On a l’impression de déjà savoir ce qu’il se passe parce qu’on l’aurait vécu avec d’autres livres, des cahiers, des devoirs et en même temps on ne sait pas. Il y a l’histoire, le vécu des personnages que l’on ne connait pas. Je me suis identifiée, j’ai vécu la scène.
Merci pour votre regard et vos mots et votre identification à celle-ci. A bientôt de vous lire.
Quelle belle idée de mise en scène. Il a de la chance ce fils !
Je ne sais pas s’il serait d’accord avec vous le fils 😉 mais je vous remercie pour votre lecture et votre mot. A bientôt.