Paris. Ça a été, jusque là, le texte le plus « artificiel », qui participait du pari, un pari forcé pour avancer sinon point de texte, je crois. Il est possible cependant que je doive trouver le moyen de retourner en arrière, que le pari soit perdu. Ça n’était pas tout à fait confortable. J’y procédais à une nomination qui m’a parue tout à fait artificielle, à laquelle il est vrai j’avais choisi d’avoir recours en raison de croyances accumulées qui peut-être pourront se briser ou trouver à s’accomplir. En même temps qu’à l’exercice je me suis prêtée volontiers, toujours amusée : le risque n’est pas mortel. Et je n’y étais pas seule. Il y a l’atelier. Sinon, ce nom que je donne à mon auteur ne semble pas devoir tenir. Quelle colle à son étiquette utiliser. Comment moi pourrais-je la faire tenir cette étiquette ? J’arrive peut-être dans le meilleur atelier pour moi, le plus vraiment impossible. Suffira-t-il d’établir son impossibilité pour la dépasser. Ou écrire le roman de cette impossibilité, est-ce que je saurais le faire? J’étais d’abord venue pour écrire le roman du corps, je crois. Le roman d’un corps. Enfin, l’idée m’en avait été insufflée par l’atelier corps (le #07) avec lequel j’ai en fait commencé cet exercice.
Enfin, tout de même, ce nom : Sonia Delarue. Véritablement impossible, n’est-il pas. Comment rendre cette personne, ce personnage aimable ?
J’ajoute : J’avais écrit ceci plutôt que de passer au #08 (après les deux premiers textes, les #07 et #07bis), parce qu’il me semblait que je n’avais pas produit assez de textes que pour passer déjà au #08 et que cela m’inquiétait. A priori, j’aurais préféré écrire en même temps que les autres. Aussi l’ai-je écrit sans même avoir lu Annie Dillard, lue après-coup, dans un sentiment d’urgence qui persiste, que je ne déteste pas, qui me permet pour le moment de ne pas trop juger de ce que je fais, de ne pas trop regarder en arrière, d’avancer.
Annie Dillard écrit:
« Il y avait le long bureau blond et sa chaise et, sur ce bureau, une douzaine de stylos de couleurs différentes, quelques grands bristols soigneusement classés en piles biseautées et mes calepins jaunes remplis de notes brouillonnes. Dès que je voyais ce bureau, je me souvenais de ma tâche : le chapitre, ses problèmes, ses tournures, ses enjeux.. »
Annie Dillard, En vivant, en écrivant
Arriver sur le site de cet atelier, ça me fait le même effet.
J’ajoute encore : ce qui était amusant, très amusant : l’invention de l’auteur après l’invention du corps. Je prends quant à moi ces inventions très au sérieux.
(Ici, le « je » du roman au titre oublié du chapitre précédent passe au elle et prend nom. // à nouveau texte trop long. Il faut attendre qu’il retombe, et alors couper dedans.)
Donc, elle oublie les noms propres, les chiffres aussi, les dates. Quand elle les lit dans les romans, elle les saute, surtout les noms trop compliqués. Elle reconnaît la graphie, la forme des noms. C’est enfant à la lecture de Dostoïevski qu’elle s’en rend compte, de bon nombre de personnage du nom les lettres s’entrechoquent, s’emboutissent, s’intervertissent, font un petit amas imprononçable. C’est comme un obstacle rencontré à chaque fois dans le fil sinon continu de la lecture. Une pierre sur la route. Elle saute les noms propres, qu’il s’agisse de noms de personne ou de lieux. Elle saute aussi les dates. Cela se fait en silence. Un silence de chambre, un silence de lit, de soirée de nuit, le silence de l’endroit où l’on lit. Cela se fait dans sa tête.
(Image parallèle : L’enfant sur son lit dans sa mansarde, l’enfante, sur ses genoux tient un livre lit. Lit son livre. Dans sa tête, à chaque nom, dans le creux sombre de sa tête, survenance à chaque nom de ces lettres embouties du nom, d’un nom, qu’elle saute. Qui, littéralement, font dans le récit : survenir la lettre. Qui, littéralement, trahissent du récit la nature scripturale. Car, tout autour, de ce caillou, de ce trou, du nom, des noms, c’est le récit, l’aventure où elle est, toute entière. Deux chambres plus loin, mansarde, présence sa mère.)
Les histoires tiennent, elles tiennent très bien les histoires, mais sans les noms. Les personnages tiennent, ils tiennent parfaitement, mais sans les noms. La seule chose, à ce stade, peut-être, à noter : c’est que sans les noms, les histoires, cela les rend un peu plus difficile à raconter. On y arrive, notez bien. On dit : le héros principal, on dit, la soeur, le père, l’inconnue.
Pendant longtemps cependant, elle retient le nom des auteurs et les titres des livres qu’elle a lus.
(Elle en tire même une sorte de joie, à les énoncer, ces noms, les prénoms, les noms, car elle les retient particulièrement bien.)
Pendant des années, cela tient assez bien.
Les vagues notions d’histoire qu’elle aurait, de l’histoire avec un grand H, ne lui viennent que de là.
Les noms d’auteur auraient eu un statut particulier.
Cela tient.
Jusqu’à cela lâche aussi. Comme une subite aggravation. C’est beaucoup plus tard. Elle aurait eu trente ou quarante ans, c’est dire. Subite aggravation qu’elle constate alors, qu’elle observe. Les noms d’auteurs également la quittent. Multiplication des trous noirs. Elle assiste à ce qu’on serait tenté d’appeler une désertion. Elle désertée. C’est un peu elle comme un désert. Désert d’elle. Désert où le vent souffle en silence et principalement dans sa tête, cela passe finalement inaperçu. Sans faire de fromage. Sinon qu’elle s’interroge. Sur cette singularité. Cherche à en faire un symptôme, de sorte qu’il y ait une cause et son remède. Que cela trouve à s’inscrire. Le grand libre des raisons.
C’est une occupation solitaire. Des méditations solitaires, qu’elle note.
L’observation de l’oubli.
(Image parallèle : le long couloir d’un appartement parisien, ses pas, sa prise dans l’appartement, le passage d’un chambre à l’autre, les pièces essayées, encombrement des placards dans le couloir, le désarroi. Plus tard la naissance de l’enfant.)
Nous avons avancé trop vite. Enfant, elle songe à devenir écrivain. Elle pense que ce n’est pas pour tout de suite. Elle aime écrire mais n’écrit pas. Un jour, elle s’écrit. Souvenir-écran : elle s’est par voie postale envoyé une lettre sous un autre nom et son père qui trouve l’enveloppe la lui donne en riant, éperdument. Ils sont debout devant la porte d’entrée, la porte d’entrée vitrée à grille ouvragée, la grille noire en fer-forgé, qui laisse entrer la lumière, la lumière qui tombe sur le marbre blanc, qui tombe sur le paillasson à ses pieds, où ses yeux tombent aussi, se ramassent, ils sont debout devant la boîte aux lettres. Elle ne comprend pas son rire, qui se déverse, du haut de sa haute taille, pas plus qu’elle n’aurait pu expliquer son geste. Elle s’était adressée la lettre à Sonia. Du nom, du patronyme, elle ne se souvient plus.
A vrai dire elle est plutôt auteur en quête d’un nom. Écrirait-elle – elle écrit -, il lui serait impossible de signer de son nom.
Dussions-nous l’inventer auteure, il lui faudrait un nom.
Alors, faisons-le, appelons-la.
Te voilà Sonia, je te pré-nomme.
Pré-nom : Sonia, cela sonne.
Nom.
Je te nomme.
D’un vilain nom, ma chérie, il te sera toujours temps d’en changer plus tard.
A chacun ses petits problèmes.
Te voilà Sonia, Delarue.
Pour le reste, le corps etc., on verra plus tard.
Bienvenue Sonia parmi nous.
Il est possible que toute cette histoire ne quitte jamais ce seuil, cette porte de rue où celle qui répète ici sa première tentative d’auto-baptême fut moquée par son père. Déplaçons cette tentative de nomination, d’auto-nomination, de la réalité à la fiction, dans l’écriture.
Invention d’un auteur, d’une auteure.
Elle est Sonia, Delarue. L’autrice.
Elle est l’autrice.
L’autrice, signifiant nouveau, récent, dans sa langue, elle s’en tenait jusque-là à celui d’écrivaine. Écrivaine ça ne marcha pas, ou trop bien, trop bien dans l’inanité. Etant entendu que ce qui rate réussit. Signifiant lié à son inscription à un atelier d’écriture. Atelier plus au fait qu’elle des actuels usages de la langue, des actuels usages sémantiques. Elle se refait. La voilà autrice.
– Tenez, ce qu’il y a de plaisant aussi, dans cette adoption d’un nouveau terme : qu’il dénonce / démontre l’inconsistance finalement de toute nomination, mette en présence (même de loin) de l’arbitraire (du signe). Génie dira-t-on du siècle, dût-il être court, qui hélas s’en trouve obligé de multiplier les arrêtés, les règlements, les lois; les regroupements, les communautés, toutes les formes d’ostracisme, pour re-solidifier ce dont la nature s’est révélé liquide. C’est bien dommage. Les liquides de natures différentes peuvent parfaitement se côtoyer, dans l’ondulation parallèle. –
Sonia l’autrice. Y a d’l’autre, c’est pas mal.
Ce nom, de Sonia, Delarue, Delarue Sonia, Sonia Delarue, adjoignons-le à sa pratique de l’écriture.
Cette autrice inventera écrirait essentiellement la nuit.
Elle en sera venue là, tenez, à n’écrire jamais que la nuit, dans le noir. Faux. Comme tout jamais, toujours. A quoi j’en suis rendue, tenez, venue. Dans le noir, hors vue, hors-la-vue. C’est ce qui lui plaît, soulignons-le. Quand tout le monde dort. Et préférablement dans son lit. De préférence dans la moiteur. De préférence dans la zone de demi-conscience du réveil, dans le sortir du sommeil. Dans la zone d’entre sommeil et réveil, tel est son lieu, préféré, de prédilection. Dans cet espace-là, le corps est très plein d’un liquide noir. On dit : un noir d’encre.
Il fut cependant un temps, très lointain, où elle avait un bureau, très grand, en plein milieu d’un appartement, très grand, vide, et où tout son monde s’organisait autour de ce bureau, immense, et de son immense, et lourd, inamovible, ordinateur (tour au sol et écran bombé). Seule chose fixe dans sa vie : ce bureau. Son lieu d’ancrage. Organisationnel.
Elle vivait alors seule, au cinquième étage sans ascenseur d’un grand appartement.
Mais qui ? Tu l’oublies à nouveau ? Qui ? Ton héroïne, l’auteur. Sonia Delarue. Avoue que tu as du mal. J’ai du mal. On verra comment ça se nouera, ou pas, ça prendra, ou pas. Ce qui opérera.
Sonia Delarue. Sonia Rue. Sonia Ruhe?
Sonia Ruhe ? (Tu lui donnerais l’h, le h, la hache, tu lui donnes la consonnance étrangère, allemande,…)
Pourquoi la ferait-on, cette opération, cette nomination : pour changer d’air, d’ère, d’identification.
A quoi sert l’identification : à se présenter dans le monde, à recouvrir le fantôme, de bandelettes la fantômette.
Les événements (une rencontre amoureuse) font qu’elle quitte ce lieu (le grand bureau susdit) et ne trouve plus jamais le moyen de le reconstituer. Cela ne se fait pas, ne trouve pas le moyen de se faire. Elle qui était fillette à fumer des cigarettes tout là-haut dans sa chambrette, ne trouve plus de cachette. Or, l’héroïque auteure dont on est toujours sur le point, on the verge, d’oublier le nom, a besoin pour écrire de se cacher, se cacher dans un temps volé, dérobé, inaperçu. Cela ne se laisse pas joliment dire, peut-être parce que cela n’aurait pas dû l’être. L’auteure fait alors cette découverte qu’il lui est possible facile agréable d’écrire sur son téléphone. Sonia découvre ça. Élément nouveau : téléphone, smartphone. Et mieux encore en mode nuit. (Conséquences : phrases raccourcies (étroitesse de l’écran)).
Après peut-être des années d’errance, à multiplier les supports, à n’écrire finalement plus du tout faute de savoir du tout où, le téléphone.
La nuit, Sonia, sur son téléphone. Elle écrit. Sonia écrit.
Les nuits alors se différencièrent selon les lieux et l’heure.
En pleine nuit, il y a le canapé du salon de Paris dans la lumière orange des lampadaires qu’elle n’aime pas, et l’ombre sur les murs des grilles ouvragées des balconnets (typiquement parisiens). La montée du jour dans l’interstice des rideaux et des murs. Allongée ou accroupie dans un coin du canapé, concentrée. Le matin venu, quand la crainte est moindre de réveiller l’autre, le partenaire, ou en son absence, c’est dans l’incomparable noirceur de la chambre et la chaleur du lit qu’elle tapote. A Donn, qui est à la campagne, c’est à peu près pareil. Si ce n’est qu’il n’y a pas au salon la lumière non-aimée des lampadaires, et que la chambre lui offre, par ses fenêtres ouvertes ou fermées, le réveil de la terre (les fenêtres ne sont pas en double vitrage). Ce qui est une grande chose.
Sonia, Ruhe, use d’un vocabulaire restreint. Même si ce n’est pas déjà le moment de parler de ce vocabulaire. Il y a la perte, bien sûr, des mots. Il y a ce qu’elle vise. Il y a ce qui en elle vise et cherche à se faire entendre. En elle de cruel. In… Iné…
Il y quelque chose de l’ordre de l’amour même de la perte, du goût, de la défense, de l’ivresse.
Depuis toute petite Sonia se déleste de ce à quoi elle tient le plus.
Enfin, là, à partir du moment où elle se met à écrire sur téléphone, au bout d’un moment, à cause aussi du poids de cet appareil, et des douleurs qu’il parvient à provoquer, elle reprend petit à petit le travail sur ordinateur portable, avec une préférence pour son Mac. Le centre de gravité devenu mobile, elle bouge de moins en moins.
Sonia Ruhe immobile. Auteure immobile.
Dans la maison de sa mère, où quand elle vient elle vit seule, elle écrit au petit matin, en plein soleil.
What else ? Est-ce que ça ira comme ça pour l’instant ?
Inflexible, inébranlable. Intraitable.
Je crois que c’est ça, il faut rejoindre l’intraitable. En fait, il n’y a juste pas le choix.
(L’artifice du nom y suffira-t-il ? That is the question. La question, elle est vite répondue. Pas grave, on n‘a pas entendu, on fera COMME SI).
changements d’identité, oralité, rapport aux lieux et aux temps de la journée, c’est très incarné
merci pour cette lecture. je ne sais moi-même pas du tout ce que je fais. c’est précaire. de l’ordre du pari.
Note :
J’ai écrit ceci plutôt que d’écrire le #8, parce qu’il me semblait que je n’avais pas produit assez de textes que pour faire le #8. Cela m’inquiétait. A priori, j’aurais préféré écrire en même temps que les autres.
Je l’ai écrit sans même avoir lu Annie Dillard, que je lis après-coup, sans en avoir pris le temps, dans un sentiment d’urgence que je déteste pas, qui me permet de ne pas trop juger de ce que je fais, de ne pas trop regarder en arrière, d’avancer.
Annie Dillard écrit:
« Il y avait le long bureau blond et sa chaise et, sur ce bureau, une douzaine de stylos de couleurs différentes, quelques grands bristols soigneusement classés en piles biseautées et mes calepins jaunes remplis de notes brouillonnes. Dès que je voyais ce bureau, je me souvenais de ma tâche : le chapitre, ses problèmes, ses tournures, ses enjeux.. »
Arriver sur le site de cet atelier, ça me fait le même effet.
NB : Que peuvent bien être ces « grands bristols », à quoi peuvent-il servir?
Chacun va à son rythme, et il est fréquent de ne pas le suivre ce rythme, comme il est fréquent je suppose de peiner à faire de la quantité, comme il est fréquent aussi de ne rien produire d’autre ou au contraire, de faire de l’atelier un espace pour nourrir un projet parallèle ou un espace où émerge ledit projet, comme il est fréquent je suppose de ne pas lire tous les extraits ou en diagonale et d’y revenir ensuite…
Rétroliens : #01 | l’invention de l’auteur – l'heure de nulle part
Rétroliens : #01 – l'heure de nulle part