Dans les villes il est un étranger, quel que soit le pays, même celui de son passeport. Pas les trucs, pas le rythme, spectateur égaré dans la mauvaise salle. Aujourd’hui il est tout seul, personne pour l’attendre au bout du quai, pour attirer son attention sur autre chose que sur la ville, sa gueule grande ouverte qui avale tout, mâchouille tout et recrache. Ou garde un moment un morceau de vie, coincé entre deux dents. À la descente du train, le bruit s’installe. Valises à roulettes, cris, sonneries, appels, conversations portables, chocs, grincements, déchirements et essoufflements du train à l’arrêt. Odeur de pisse, odeur de sale, odeur de chaud, odeurs poisseuses. Poussé par le passager de derrière, attiré par le vide laissé par le passager de devant, les premiers pas sur le quai sont faciles, un fleuve de valises, de sacs et de corps se dirige vers la gare. Il suffit de se laisser aller, se laisser emporter. Pas possible de lutter de toutes façons, d’ailleurs personne ne lutte, unité de but. Bille de flipper lancée par le ressort de la foule. Au bout du quai, le flux se perd, la gare est un delta, il se fourvoie entre les îles trop hautes, les contre-courants violents, les tourbillons perfides, il est au milieu du chaos, du bruit et de la fureur. Chocs, saccades. L’immobilité est bousculade, le mouvement est faufilement. Il est crabe au milieu des saumons dans les rapides. Albatros au milieu des pigeons. Enfin, albatros, presque. Regarder en bas où il marche, regarder en haut où il va, strabisme divergent haut bas. Trop vite, trop de choses à intégrer, à digérer, haut-le-cœur. Vertige. Panneaux bleu foncé avec l’écriture SNCF blanche. Accumulation d’informations jusqu’à la nausée, surexposition. Sortie boulevard … Sortie rue … Metro. Ligne avec chiffre. RER. Ligne avec lettre. Consignes Point rencontre. Halls. Quais. Grandes lignes. Banlieue. Écrans. Arrivées en vert. Départs en bleu. Information. File d’attente. Lui cherche la sortie. La sortie-tout-court, l’air, le ciel. Il tourne, erre avec empressement. Un alignement de portes vitrées, un auvent pour les jours de pluie, une ligne de taxis et derrière, une grande place, une grande horloge, une grande mare à voitures avec au centre un îlot à piétons. Klaxons. Valises à roulettes. Parvis, escaliers, rue. Sur le trottoir ça va un peu mieux, goudron pour piétons, goudron pour voitures, mais séparés par des marches, chacun son altitude, à dix centimètres près. Quel que soit le sol, un pas reste un pas. Il avance tendu, crispé, recroquevillé, trottinettes, grasses lignes blanches sur le goudron des voitures, les gens en face présents à leur vie intérieure mais pas à leur enveloppe extérieure. Les trottinettes ont remplacé les valises à roulettes, les rires gras d’une bande de gamins assis sur le dossier d’un banc, les cris d’une mère dont le rejeton s’éloigne, les voitures canalisées par des écluses rouges et vertes. Et puis des arbres. Des troncs, régulièrement espacés, tous du même âge, tous coiffés de la même façon, tous habillés de la même façon, mais des arbres. Il s’approche de l’écorce, usée, râpée, frottée, entourée de chaine antivol pour motos, mais de l’écorce. Il sourit. Solidarité des déracinés posés sur le goudron. Ensuite il y a le grand pont sur le grand fleuve. Sur l’eau son regard porte loin, au-delà du pont suivant, et au-delà du pont suivant, presque au-delà des ponts. Ligne d’horizon de ville, coincée entre des berges domptées, rythmée par les ponts, captives. Traversée en pointillés d’un nœud de rues en carrefour. Bonhomme vert, marche. Bonhomme rouge, attente. Pas de bonhomme, marche anxieuse. Et devant, derrière la grille, un jardin. Allées d’une pâleur d’enfant chétive, verdure au carré, herbes folles étiquetées, potager en vitrine de musée. Et de chaque côté, une allée sous les arbres, des bancs, son havre. De l’ombre, de l’air, moins de bruit. Il s’assied, pose son sac entre ses pieds, l’ouvre et sort un livre. Commence à lire « Comment je suis devenue un arbre ».
Duplicable ad libitum cette focale de la gare et de son fleuve humain. Je suis très sensible à la musicalité et au rythme de votre évocation. Aux étincelles de la langue qui se dispersent sagement dans le texte en se redoublant pour guider la lecture , inviter à faire partie de la déverse des voyageurs sur la ville. Ce qui est complètement rassurant versus Cendrars, est qu’on sent vraiment l’idée qu’une alternative , une issue salvatrice est possible, le moment du banc , la valise au pied est le moment de Sisyphe regardant débarouler son rocher avant de reprendre sa ( mauvaise pente à l’envers). Il faut imaginer Cendrars heureux !
Mes prélévements gustaifs ( oui, pardonnez-moi , je goûte les textes comme des plats cuisinés bio).
*la ville, sa gueule grande ouverte qui avale tout, mâchouille tout et recrache. Ou garde un moment un morceau de vie, coincé entre deux dents.
*Odeur de pisse, odeur de sale, odeur de chaud, odeurs poisseuses. Poussé par le passager de derrière, attiré par le vide laissé par le passager de devant
*Pas possible de lutter de toutes façons, d’ailleurs personne ne lutte, unité de but. Bille de flipper lancée par le ressort de la foule.
*Il est crabe au milieu des saumons
*Albatros au milieu des pigeons.presque. Regarder en bas où il marche, regarder en haut où il va, strabisme divergent haut bas. Trop vite, trop de choses à intégrer, à digérer, haut-le-cœur. Vertige.
* Les trottinettes ont remplacé les valises à roulettes, les rires gras d’une bande de gamins assis sur le dossier d’un banc, les cris d’une mère dont le rejeton s’éloigne, les voitures canalisées par des écluses rouges et vertes.
*Et puis des arbres. Des troncs, régulièrement espacés, tous du même âge, tous coiffés de la même façon, tous habillés de la même façon, mais des arbres.
*Et de chaque côté, une allée sous les arbres, des bancs, son havre. De l’ombre, de l’air, moins de bruit.
OUF ! & MERCI !
Merci Marie-Thérèse pour cette lecture attentive et picoreuse, je note pour les prochains de garder le rythme
C’est très réussi ce passage de la sortie de gare (d’Austerlitz?) trépidante au calme des allées d’une valeur d’enfant chétive (j’adore cette image) du jardin (des plantes?), on y est vraiment, c’est tout à fait ça, et le rythme en effet nous tambourine la furie urbaine (comment je supporte de vivre ici???) et sifflote le retour au calme. super !
Merci Catherine, tant mieux si ça marche ! Normalement c’est la Gare de Lyon…. Mais pas coutumière du trajet, refait de tête jusqu’au jardin des plantes en effet. Suis passée par Paris en septembre et j’ai eu un peu l’impression qu’entre la gare et le jardin des plantes, j’avais croisé plus de gens qu’en deux ans chez moi ! Avalanche de bruits, odeurs, choses imprévues qui arrivent dans le champ de vision … c’était… différent de mes montagnes 😉
oh la fraternité des déracinés entre lui et l’arbre !
« Fraternité des déracinés » c’est beau ! Je garde, merci du cadeau Brigitte!