Au téléphone une voix lui avait dit : quelqu’un aimait tellement écrire qu’il passait des heures à écouter la radio et à retranscrire ce qu’il entendait. Il ne se rappelait plus si cela était au clavier ou à la plume.
Enfant, une veille machine à écrire traînait chez ses grands parents dans une chambre de bonne. Les barres de caractères parfois s’emmêlaient quand trop de lettres se précipitaient sur le ruban noir et rouge. Sans doute était-ce un jeu de pianoter sur le clavier comme un chef d’orchestre d’une symphonie mécanique jusqu’à l’extase de l’entremêlement. Il avait aussi pu avec ses frères récupérer des machines plus modernes et les démonter : les pièces étaient innombrables. Les machines à écrire qui avaient déjà laissé un peu de place à l’électronique étaient les moins intéressantes à dépecer. Toutes ces machines étaient les dernières d’une longue période à l’odeur de tabac, d’huile, de papier et d’encre, remplacées peu à peu par l’informatique. Les enfants pouvaient alors voir parfois jusque dans des foyers les premiers cas d’adultes hypnotisés par leur travail, plutôt qu’occupés ou affairés. Le retour chariot n’imposait plus de respiration à l’attention.
La disposition des touches avait une raison toute mécanique, héritée du 19e siècle pour limiter les blocages lors d’un usage rapide. August Dvorak et son beau-frère William Dealey se penchèrent dans les années trente sur la question du confort en pensant à une disposition de touches en fonction de leur fréquence dans la langue, pour un moindre déplacement des doigts par rapport à la ligne de repos. Leurs longs travaux, comme d’autres, ne connurent pas le succès devant des usages massivement installés. La guerre posa des questions plus urgentes. Des passionnés, comme l’on dit des personnes qui se donnent de la peine pour quelque chose, réussirent à maintenir l’existence de ces dispositions jusqu’à l’ère informatique. Les personnes sujettes aux problèmes musculo-squelettiques y trouvaient du réconfort en écartelant moins leurs mains. Mais peu y venaient avant d’être arrivés aux extrémités de l’usage intensif des claviers azerty ou qwerty. Cela lui évoquait le vélo couché, solution confortable et fluide qui est souvent choisie une fois que le corps ne supporte plus le vélo droit. Auparavant, ce choix demande beaucoup de petits efforts d’adaptation du seul fait de ne pas être dans la norme des usages techniques. Peut-être n’était ce aussi qu’une question de goûts et de couleurs, de curiosité et de distinction par l’originalité.
Il voulut essayer et commanda des autocollants à poser sur un clavier classique. Une fois reçus, il changea son monde d’expression par la grâce d’une feuille de la surface d’une carte postale. Il recouvrit entièrement l’ancienne disposition avec les petites pastilles de caractères et de couleurs délimitant le territoire de chaque doigt. Un logiciel permettait d’apprendre avec des exercices la frappe en aveugle, les erreurs se signalant par un bip. Peu à peu ses doigts prenaient le pli et se déplaçaient moins, tout cela devenait agréable et fluide. Il tapait parfois debout, corrigeant ou recopiant des textes, l’ordinateur posé sur une planche étroite et longue collée contre le mur orange de son studio. Un soir un verre de vin rouge renversé sur l’ordinateur signa la fin de vie du clavier, et de fait du vieux portable.
Une nouvelle machine laissa de côté ses résolutions d’apprentissage. Une option de clavier Bépo restait toutefois disponible sur son bureau, utile parfois pour les majuscules accentuées et guillemets français. Il utilisait toujours sans y faire attention cette disposition sur son téléphone portable ou sa tablette.
Il ne jouait pas d’instrument de musique, aussi le clavier lui semblait une manière proche quoique beaucoup plus grossière de trouver une harmonie entre des mouvements et des élans endo-perceptifs à traduire. Le clavier lui permettait de taper seul dans une pièce, à travers un cadre éminemment formel de sa civilisation, délimité par l’alphabet et la manière de le reproduire d’une époque.
Il ne connaissait pas l’extase des écrivains dont l’œuvre se révélait accoudés à une commode ou je ne sais où. Il connaissait plutôt la légère ivresse des activités d’endurance, le calme bercé des bruits de circulation, d’oiseaux et de voix étouffées du voisinage.
» Le clavier lui permettait de taper seul dans une pièce, à travers un cadre éminemment formel de sa civilisation, délimité par l’alphabet et la manière de le reproduire d’une époque. »
Cela raisonne avec mon exploration actuelle. Merci
résonne 🙂
Merci de votre lecture