Elle est perdue dans ce monde étrange, étranger à son quotidien. Perdue dans l’immense salle à manger du château, devant la magnificence de la table, couverts d’argent et porcelaine fine. Perdue face à cette famille. Cueillie à froid par la prière du bénédicité. La mère vouvoie ses enfants. Les quatre enfants si respectueux sous son regard perçant font bataille de boulettes de mie de pain dès qu’elle détourne les yeux. Oui, Mère. Mes respects, Mère. Maman n’existe pas. Un sourire bienvaillant, celui de la gouvernante : elle devine que la fillette est perdue en ce lieu rigide et rêve de s’échapper au plus vite.
S’échapper, se réfugier dans la chambre qui lui a été donnée dans la tour, troisième porte à gauche, monter, virer dans l’escalier en volute, mal éclairé, aux marches glissantes, usées par le temps. Elle est perdue, sa tête tourne, elle s’agrippe à la corde qui sert de rampe. Elle est sauvée, elle reconnaît la porte de sa chambre. La porte grince, se referme brutalement derrière elle. Elle tâtonne à la recherche d’un interrupteur. En vain.
Une étroite lucarne diffuse une lumière blafarde. Elle devine la lune qui la nargue. Au loin, elle entend des battements d’ailes, le hululement d’une chouette. Soudain des formes naissent sur les murs, étranges, irréelles, qui se bousculent et enchevêtrent. Des fantômes dans un château hanté ? Des chauves-souris qui s’agripperont à ses cheveux ? Une sorcière qui a quitté son repaire la lune en chevauchant son balai ? C’est un monde en noir et blanc, animé par des êtres bizarres, des souffles, des scintillements. Au sol, des masses étranges, des corps peut-être, dont elle doit s’éloigner. Elle a froid, elle a peur. Elle s’est perdue dans un ailleurs inquiétant. Ombres chinoises de pendus, de squelettes ; ils dansent. Elle est pétrifiée, elle se laisse glisser sur le sol glacé. Elle se recroqueville. Sa gorge est serrée. Elle soit se sauver. Elle hurle, hurle, ne peut plus s’arrêter.
Une cavalcade dans l’escalier. La porte s’ouvre à grand fracas. Une lampe à pétrole éclaire la pièce. La gouvernante la relève, caresse sa joue. Regarde, petite, tu t’es trompée, tu es dans la resserre où s’entassent les provisions. Au plafond sont suspendus des tresses d’ail, des chapelets d’oignons, des guirlandes de champignons, des gerbes d’ herbes parfumées, des jambons, de solides saucissons. Oui, ce sont eux qui, sous la lumière incertaine de la lune, donnent sarabande. Magie de Dame la Lune qui transfigure les choses et qui fige de terreur l’enfant qui s’est crue perdue.