#anthologie #prologue | Grand Almira

Marcher du Grand Almira hôtel au restaurant où le serveur me reconnaît et me salue. Aujourd’hui, avec un grand sourire, il me montre sur la carte le plat que j’ai pris hier. Me réjouir. Dans cette ville de 20 millions d’habitants, un deuxième visage est en train de devenir familier. Le premier est celui de l’agent d’accueil du Grand Almira qui a pris ma réservation et conduite à ma chambre hier soir. M’asseoir sur une chaise bleue en attendant la préparation de mon « take away ». Sortir le livre d’Orhan Pamuk et le stabilo jaune avec lequel je souligne les passages à retenir. « The Naïve and The Sentimental Novelist » Noter des voix françaises derrière moi et ne pas me retourner. Échanger en anglais avec le serveur. Il connaît l’auteur. Il le lit. Peu. Il trouve que c’est trop difficile. Payer 230 lires turques. Prendre le chemin de l’hôtel. Noter le nombre d’hommes assis alignés sous un laurier blanc. Sept. Un peu plus avant certains sont accroupis devant un étalage d’objet à vendre. De loin je ne sais pas si ce sont des chaussures ou autre chose. Aviser l’enseigne rouge du Ferah Hotel. Me rappeler qu’il faut tourner à droite. Des branches lourdes de laurier rose ornent la moitié de la rue. Me féliciter d’avoir de plus en plus d’aisance à retrouver mon chemin dans le dédale des rues pavées de pierres grises. Collecter dans ma mémoire chaque détail reconnu comme autant de photographies d’un album personnel. L’enseigne « Dolphin 505 ». Celle de l’épicerie où je lis « A.101 ». Acheter une bouteille d’eau minérale. « Victorious café ». Nous y avions déjeuner E et moi à notre arrivée à Fathi. Ajuster mon foulard comme s’il pouvait leur faire oublier que j’étais une étrangère. Est-ce que faire ce trajet tous les jours pendant 130 jours les rendrait plus familiers ? S’habitueraient-ils à ma présence au bout de 230 jours ? Chercheraient-ils à connaître mon nom ? A savoir d’où je viens ? Rabia Basri m’a demandé mon nom ce matin. J’étais assise dans le hall de l’hôtel à attendre E. Elle m’a invité à la rejoindre pour partager son repas. J’ai tenté de lui expliquer que je n’avais pas de déjeuner. Elle a insisté. Plus tard j’ai compris que mon excuse de ne pas avoir de « lunch » devait lui sembler stupide puisque c’était précisément la raison pour laquelle elle m’invitait à me joindre à elle. Avant de me montrer ces 2 enfants et les 30 autres dont elle s’occupait dans son orphelinat elle m’a expliqué que le Pakistan était un pays très hospitalier. « Free food ». « Free house ». J’ai dit d’où je venais. Une île dans la Caraïbe. Elle n’en avait jamais entendu parler. Je lui ai montré sur google map. Quand je lui ai dit le nombre d’habitants, elle a eu l’air surpris et déçu. Nous n’avions même pas la taille d’une ville moyenne au Pakistan ou partout ailleurs dans le monde. Rabia Basri est poétesse. Je suis « writer ». Nous tentons d’échanger nos profils sur les réseaux sociaux sans succès. J’ai enregistré néanmoins une vidéo YouTube où elle lit un de ses poèmes dans une langue que je ne connais pas. J’ai voulu lui partager la vidéo YouTube de ma conférence sur le conte et puis j’ai abandonné. Je ne reverrai sans doute jamais Rabia Basri. Elle est ronde, les pommettes charnues. J’ai envie de les pincer tant son sourire me touche. Elle a débité d’une traite tous les mots français qu’elle connaissait parce que son mari est ingénieur et travaille à Genève : bonjour, merci, au revoir, s’il vous plaît, encore, non merci, oui avec plaisir, bonne nuit, à la vôtre et bon appétit. Je réalise que je ne sais toujours pas dire « merci » en turc encore moins « oui » ou « non ». E est enfin descendu et j’ai dit au revoir à Rabia Basri et à son visage poupon encadré par le foulard couleur or qu’elle portait. Elle a tenu à nous expliquer comment aller à Aya Sofia, la Mosquée transformée en basilique ou l’inverse j’ai oublié.

L’agent d’accueil du Grand Almira s’appelle Bayley. C’est du moins ce que j’ai entendu. Je lui ai demandé de l’écrire sur mon carnet et il a écrit Begli. J’ai une sensation d’irréalité. E n’aime pas mon flottement. Nous avons visité la ville au pas de course ces 15 derniers jours. J’ai retenu au passage quelque noms Fathi, Besiktas, Eminonu, la place Taksim et Gezi Park. Je me souviens aussi des îles du prince que nous avons vu depuis le « vapur ». Je serais bien incapable de m’orienter et encore moi de dessiner la ville. Apprivoiser une rue à force de l’arpenter à défaut d’une ville qu’il y a peu je ne savais pas situer sur la mappemonde. Je suis à Istanbul depuis le 3 juin et j’aboutis à la conclusion que je ne sais pas voyager. Tendre l’oreille pour m’habituer à la musique de leur langue. Éviter le regard des hommes. Noter qu’il y a peu de femmes dans les rues. Croiser des femmes sans voile penchées sur leur téléphone. Ne pas me pencher sur le mien. N’aller nulle part qui nécessite l’activation du GPS depuis que E est parti. Arpenter une ruelle du quartier de Fathi de mon hôtel au restaurant où je prends toujours la même chose : du riz orange, de la betterave rouge, de l’oignon cru, du persil et des pilons de poulet grillé enveloppés dans une galette que je n’arrive jamais à finir. Le petit déjeuner du Grand Almira est servi dans une cour intérieure recouverte d’un gazon synthétique vert. La jeune fille qui balaye penchée sur le sol le matin et fait la vaisselle nourrit deux chatons de couleur noir. Un goéland vient taper son bec dans la coupelle. Une autre employée est assise à mes côtés et elle parle fort dans son téléphone. Elle tire sur une pipe à eau de couleur bleu. M’interdire d’aller plus loin que le trajet du Grand Almira hôtel au restaurant pendant toute la fête du sacrifice. Écrire. Lire. Attendre mon rendez-vous au consulat. Je suis venue au monde un 16 juin. La fête du sacrifice dont j’ignorais tout bat son plein et a débuté cette année le 16 juin. Je n’en ai aucune manifestation hormis le fait de m’être fait voler mes papiers et ma carte de crédit après notre visite à Aya Sofia. E est parti le lendemain de très bonne heure. Je suis restée seule sans papier dans une ville qui a plus de 1000 ans. Le policier turc parlait français et me l’a expliqué sans doute pour atténuer ma culpabilité. J’étais loin d’être la seule à qui la mésaventure était arrivée. L’homme qui a fait sa déclaration avant moi s’était fait voler son portefeuille dans les mêmes conditions que moi. Nous avons été bousculé à la sortie du tramway à la station d’Eminonu. Nous nous sommes tous les deux rendus très vite compte de la perte de nos portefeuille. Je suis dans un pays musulman pour la fête de l’Aïd le jour de mon anniversaire. J’ai perdu mes papiers d’identité. E a du rentrer à Paris. Je ne peux m’empêcher d’y voir un signe. Celui d’un renouvellement ou d’une mue. Abandonner une peau dont je n’ai plus besoin et qui a fait son temps. J’ai grandi derrière une barrière au 7 Cour Cinaur à Chauvel Abymes en Guadeloupe. La barrière me protégeait du danger. Le danger n’a jamais été expliqué. J’ai grandi et j’ai conclu que c’était le danger de devenir fille-mère. Faire un enfant sans père était la plus grande angoisse de ma mère. La preuve indiscutable de son échec à nous élever mes sœurs et moi et à nous garder dans le droit chemin. Je suis au Grand Almira Hôtel comme derrière la barrière. J’ai une interdiction que je me donne à moi même de dépasser la barrière. Je suis seule.

A propos de Gilda Gonfier

Conteuse, paysanne, sauvage. Voir son site 365 oracles.

8 commentaires à propos de “#anthologie #prologue | Grand Almira”

  1. Très très émouvant cette couture du 16 juin à la fin entre ce récit d’Istanbul et ce qui t’a fait. Beaucoup de tensions dans ce texte et des phrases courtes, tendues elles aussi pour la dire (c’est fou comme ce prologue / Handke génère beaucoup de textes à phrases courtes). Si mue alors c’est un vrai voyage ! Tu es une voyageuse Gilda, en plus d’être une « conteuse, paysanne, sauvage » !

    J’aime cette phrase : « Je suis restée seule sans papier dans une ville qui a plus de 1000 ans. »

  2. étrange lecture pour moi, le texte correspond bien plus à la proposition #01 que je compte mettre en ligne ce soir… au point de penser que c’en serait un parfait exemple, et qu’une fois cette proposition lancée il suffirait juste de prolonger ou d’amplifier ce texte-ci (… ou d’écrire un prologue selon l’idée de Peter Handke !) – en tout cas c’est une vraie piste de travail…

    • Maintenant que je lis les prologues des autres je réalise que je suis passé à côté. J ai retenu du texte d appui les verbes et l infinitif. Je me disais bien qu il manquait les sensations. J ai bien l intention de prolonger ce texte. J ai envie de raconter mon voyage à Istanbul et comment Écrire et voyager relèvent pour moi du même mouvement. Orhan Pamuk me guide.

      • il n’y avait aucune critique dans mon précédent commentaire, juste la surprise de voir s’écrire (dans le 1er paragraphe!) ce qui sera la proposition #01 sur laquelle je bosse là tout de suite !

  3. Je sais bien François. Déjà merci de ta lecture et de tes retours. Je faisais mon autocritique. Dans ma vie agitée en ce moment je suis tellement contente d avoir l ecriture et les compagnons du Tiers livre. C est devenu mon ancrage. Pas d’inquiétude. Je n ai pas lu une critique de ta part ( mais faut pas hesiter si besoin ce sera toujours bien accueilli de ma part) Je partageais ma motivation à faite mieux. Très curieuse de la numéro 1 du coup et contente d avoir pu prendre le train en marche. C etait pas gagné. Je suis toujours coincée à Istanbul et sans papiers mais je ne vais pas m en plaindre lol

  4. Je bois ton texte comme un thé très sucré, comme un bain de foule, comme les yeux écarquillés.
    « Je suis restée seule sans papier dans une ville qui a plus de 1000 ans. Le policier turc parlait français et me l’a expliqué sans doute pour atténuer ma culpabilité. J’étais loin d’être la seule à qui la mésaventure était arrivée. » En une phrase tu racontes une ville et ta situation. C’est un très beau texte.

    • Merci Laure. Je suis de retour en Guadeloupe et je n’ai qu’une envie c’est d’être là bas. Je crois que je vais explorer dans les 40 jours ce que c’est de tomber amoureuse d’une ville.